Sylvie Marchal Marie Chapitre 19

Chapitre 19

Mâchoire serrée, Marie s’affaire dans la cuisine. Elle épluche quelques légumes, frotte une assiette abandonnée au fond de l’évier. Elle s’est engagée à accompagner les plus jeunes de la famille en ce jour difficile, elle tiendra parole. Un repas chaud, puis un temps de douceur avec chacun et Manu viendra la chercher pour rentrer à Libourne.


Dans le salon, Marthe entreprend un long discours en direction d’Isabelle, Yvan et Patrick. « La vie est un combat, les enfants ! Nous n’avons pas été épargnés ces derniers mois alors je compte sur vous pour être solides. Les jours qui viennent vont être terribles, je vais préparer l’enterrement de Pierre et la suite ne sera pas plus rose. L’an prochain, Isabelle, il faudra que tu entres en apprentissage, peu importe dans quelle filière. Chacun devra faire de son mieux pour aider ! »


Ce discours crée une rage sourde dans le cœur de Marie car il fait violemment écho à la place qui était la sienne il y a peu de temps encore: l’enfant qui coûte de l’argent, culpabilisé, celui qui doit devenir le soutien de son parent. L’inertie d’Isabelle décuple la colère de Marie, elle sent une violence inconnue jusqu’à ce jour gagner toute son âme. Elle aimerait traverser le couloir, faire irruption dans le salon, attraper sa jeune sœur par les épaules et la secouer pour la réveiller.


Toujours affairée à ranger la cuisine, pendant que Marthe termine son laïus, Marie se surprend à fixer le couteau qu’elle vient de poser dans l’égouttoir. Et si, plus jeune, elle avait eu le courage ou l’inconscience de donner libre cours à son instinct libérateur ? Celui qui lui intimait de tuer le père, de se venger de cette mère qui n’avait pas su les protéger ? Et si elle se saisissait maintenant de cette lame vengeresse pour laver les douleurs et le déshonneur qu’on lui avait imposés ? La vie serait-elle différente aujourd’hui ? Était-il trop tard pour ça, ou avait-elle encore la possibilité de passer à l’acte ?


En une fraction de seconde, la jeune femme se ressaisit en pensant à Guillaume et Manu, devenus les piliers de sa vie, et en imaginant ce que serait le futur d’Yvan et Isabelle, sans Marthe. Le père pourrait réapparaître et demander la garde des deux adolescents. Quel serait leur avenir entre les griffes du prédateur ? Et Patrick serait sans doute renvoyé dans un foyer, mais plus abîmé encore ! Sa vie est déjà presque condamnée, on le rend pauvre d’esprit au travers d’une vie chaotique qui le débilise, alors comment survivrait-il ?


Marie attrape le couteau, le regarde longuement, et mue par un sursaut de raison, le range dans le tiroir de la table en formica. Ses mains tremblent, ses idées s’entrechoquent. Elle ne se serait jamais imaginée capable d’une telle violence et réalise alors que ce retour à Blaye lui coûte trop.


Marthe est partie déverser ses larmes dans sa chambre et cela donne un court répit à son aînée. Marie installe les trois adolescents à table puis leur sert le repas qu’elle a préparé avec les quelques provisions qui restaient dans la maison. Isabelle, les yeux toujours rougis, cherche du réconfort auprès de sa grande sœur :

– Heureusement que tu es venue ! Tu me manquais trop et j’aurais pas pu passer cette journée sans toi ! Tu sais, Pierre il m’aidait toujours un peu et il ne me grondait jamais. Quand tu es partie de la maison, il me consolait souvent quand je disais que je voulais te voir !

– Je me doute, ma puce. Mais maintenant, il n’est plus là, alors tu vas devoir apprendre à faire sans lui.

– Et pourquoi je ne ferais pas comme toi ? Pourquoi je ne quitterais pas la maison ? Je pourrais peut-être venir habiter chez Manu et toi, tu t’occuperais de moi comme tu le faisais ici ?


À ces mots, le cœur de Marie se fend, encore. Elle sait pertinemment qu’elle n’aura pas les moyens financiers d'assumer l’éducation d’Isabelle pour les quelques années à venir. Marie devine surtout que Marthe ne laissera jamais partir celle qui devrait bientôt ramener le maigre revenu d’un apprentissage. Alors, elle se contente de se pencher vers Isabelle pour lui déposer un baiser sur la tête. À travers ce geste, la jeune fille comprend le refus de sa sœur et se met à pleurer de plus belle.


Patrick, lui, s’égare dans un long monologue, signe de son angoisse, dans lequel il conjecture sur les causes de la noyade de Pierre. Ses hypothèses farfelues, sur fond d’animaux sauvages et effrayants, agacent, mais personne n’ose lui ordonner le silence. Il souffre, à sa façon, et il serait trop violent de le rabrouer. Cet exutoire verbal a malgré tout pour vertu d’éviter un silence pesant, ce qui arrange Yvan, qui lui reste mutique, en état de choc.


À vingt heures, Marie respire un peu, elle sait que Manu sera bientôt garé devant la maison pour venir la chercher, elle repartira vers son havre de paix.


C’est sans compter sur Marthe qui réapparaît, livide, dans l’encadrement de porte de la cuisine, demandant aux plus jeunes d’aller se débarbouiller et de se préparer à gagner leurs chambres.

Dès qu’ils disparaissent de la pièce, Marthe se sert un café et en propose un à Marie :

– Tu dois être fatiguée toi aussi, j’imagine ? Je sais que tu appréciais Pierre et il te le rendait bien, alors même si c’est pour lui et pour les enfants que tu es venue, je voulais vraiment te remercier.


Les mots refusent de sortir de la bouche de Marie, ils s’entrechoquent dans son cerveau.

On lui propose un simple café et elle n’arrive pas à répondre. La barrière de verre qui existe depuis toujours entre les deux femmes lui semble désormais impossible à briser et même si Marie aimerait faire semblant, pouvoir jouer la comédie au moins le temps des obsèques de Pierre, c’est au-dessus de ses forces. Peu importe l’effort qu’elle fournit, elle n’arrive pas à donner le change, d’autant qu’elle réalise qu’il lui sera impossible de crever l’abcès aujourd’hui, de cracher à la figure de Marthe ce qu’elle a sur le cœur :

– Je veux bien un café, oui.

– Avec ou sans sucre ?

Cette simple question rend Marie encore plus folle de douleur. Sa propre mère ne sait même pas comment elle boit son café, le genre de détail qui apparaît comme une évidence dans n’importe quelle autre famille.

– Deux sucres, toujours.

Marie saisit la tasse tendue par sa mère et en boit le contenu, lentement, en silence.


Marthe tente alors un nouveau rapprochement :

– C’est vraiment gentil que tu aies préparé à manger aux enfants ce soir, c’était au-dessus de mes forces. Je sais que ça leur a fait beaucoup de bien, de te voir. Par contre, si tu voulais bien, si je n’abuse pas… Je suis sûre que tu as remarqué que le frigo était presque vide et je vais devoir payer les obsèques, alors, si tu acceptais de me dépanner pour cette fois… Je te rembourserai, promis.


Marie, comme un robot, attrape dans son sac un billet de cinquante francs qu’elle tend à sa mère, puis prend congé, car Manu ne devrait pas tarder. Ivre d’une rage teintée de chagrin, déçue de ne pas avoir été capable d’affronter Marthe, Marie s’en va.






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9 commentaires

cedemro

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Il y a 2 ans

Au risque de me répéter : pauvre Marie. Son coeur ne peut certainement pas laisser ses frères et sa soeur abandonnés à eux-mêmes avec cette femme au coeur de glace. Comment une mère peut-elle fuir ainsi sa propre progéniture et les laisser à Marie qui est encore plus détruite qu'elle au vu de son passé ? Franchement, je peine à imaginer la suite sans penser au pire. Si au moins Marie avait les moyens de subvenir aux besoins de ces enfants, ce serait plus facile...

sophie loizeau

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Il y a 2 ans

C est tellement dur de faire face pour Marie, nous aurions certainement la même réaction à sa place...

Duten

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Il y a 2 ans

Très fine analyse de la douleur de Marie que le lecteur partage...

User230517

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Il y a 2 ans

L'argent... ces gens là jouent sur le pathos pour parler argent. Ignoble

mariecrt

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Il y a 2 ans

Quel courage, pauvre marie. Tout au long de ce passage on sent que cela lui coûte d'être présente. Elle est déchirée,elle tente d'aider ses frères et soeurs et en même à envie de partir. Très prenante cette lecture. Vivement la suite.

Karen Kazcook

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Il y a 2 ans

Pauvre Marie, si courageuse et généreuse face à cette odieuse mère.

SandNémi

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Il y a 2 ans

Nous voilà repartis dans les montagnes russes émotionnelles. Mais que l'on souffre avec Marie ! On a l'impression de vivre sa douleur, sa rage. C'est vraiment une lecture intense et prenante.

Isabelle Barbé

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Il y a 2 ans

Tu as bien fait de ne pas céder à ta pulsion de vengeance. Le temps des explications avec ta mère viendra plus tard.
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