Sylvie Marchal Marie Chapitre 16

Chapitre 16

À la faveur de la marée, Pierre a décidé de partir pêcher pour s’offrir une respiration, un bol d’air apaisant.


L’ambiance est pesante chez Marthe, le départ du père n’a pas donné une meilleure place à l’amant dévoué. De nature serviable, il est presque devenu servile, n’a quasiment plus d’existence propre. Sa vie se résume à répondre aux exigences de Marthe, à prendre soin, maladroitement, d’Isabelle, d'Yvan et de Patrick.


Ces gamins lui renvoient sa propre enfance en pleine figure, lui rappelant que lui aussi a été un pauvre gosse, fils de mineur dans le Nord, élevé à coups de torgnoles et nourri de café au lait et de féculents. Ce qu’il est allé chercher chez les Legrand, finalement, c’est peut-être la famille qu’il n’a jamais eue, mais sans posséder les bons repères, il a fait le mauvais choix.


Le stress permanent qu’il ressent, les douleurs que son corps exprime, les remords qu’il perçoit pour des actes qu’il n’a pas commis mais qu’il pense avoir couverts, tout concourt à la remise en question de ses choix. Et s’il reprenait son baluchon ? S’il taillait la route ? Il est gaillard et se fera embaucher sans difficulté dans n’importe quelle usine de France.


Ses doutes, il les a d’ailleurs partagés avec Marthe, mais cette dernière a été si bouleversée qu’elle en a pleuré. Alors, empathique, Pierre a reculé, mais il s’octroie quand même le droit de disparaître plus souvent de la maison :

– Je rentrerai tard, je dormirai peut-être même à la cabane cette nuit. Avec cette lune et cette météo, je suis quasi-sûr que la pêche va être miraculeuse ! Et au prix où je revends les civelles cette année, ça vaut le coup !

– Tu as laissé tes filets sur place ? T’as pas peur de te les faire voler ?

– Marthe, arrête ! Il n’y a que mes copains qui vont là-bas, je peux leur faire confiance sans que ça pose problème ?


La tension est palpable, ces deux-là sont liés par le pire, mais n’ont plus le meilleur à s’offrir, leur histoire s’effrite.


Sans un baiser, Pierre prend la porte, sa musette sur l’épaule et enfourche son Solex 3800. Il ne rentrera pas ce soir, quoi qu’il arrive. Une nuit en pleine nature, à admirer le ciel étoilé, voilà ce dont il a besoin.

Arrivé à l’amarrage de la barque en bois, le pêcheur se sent plus léger, ragaillardi. Il va pouvoir naviguer à sa guise, se laisser bercer par les remous de l’estuaire.


Se sentir libre.


À la maison, Marthe prépare le repas du soir, plus sereine que d’ordinaire. Elle ne travaille pas aujourd'hui, alors elle a pris le temps de faire réciter sa leçon d’histoire à Yvan et d’enfourner un gratin de chou-fleur. Un coup de balai, une lessive à étendre… Elle appelle Isabelle en renfort, puisque la jeune fille fait désormais figure d’aînée dans la maison. À son tour de se mettre au service des autres ! Heureusement pour sa famille qu’elle a récupéré l’usage de ses jambes.

Patrick et Yvan se chipotent, tous deux veulent jouer dans le jardin, mais sans être d’accord sur l’activité choisie. La mère règle le problème en les punissant dans leur chambre.


La soirée se passe sans heurts, le repas est avalé sans bruit, sans aucune conversation qui vienne habiller ces relations carencées. On débarrasse la table, on se débarbouille et chacun part au lit avant vingt-et-une heures.


Au petit matin, Marthe fait grimper les trois jeunes dans sa Simca 1100 pour les déposer à l’école, effort qu’elle fait même après ses nuits de travail à la clinique depuis qu’Isabelle a souffert de sa catatonie.


À son grand étonnement, elle constate que Pierre n’est toujours pas rentré. Il est midi et souvent, après une nuit passée à la pêche à la pibale, son homme revient, heureux de retrouver des vêtements secs et une assiette chaude. Marthe s’occupe, vaque à ses occupations ménagères puis tente de se plonger dans la lecture d’un magazine consacré aux têtes couronnées. Sans succès...


En milieu d’après-midi, toujours aucune trace de son pêcheur. Marthe tourne en rond, s’agace. Elle décroche son téléphone et appelle quelques-uns des habitués de la cabane pour déverser son inquiétude. Et s’il avait mis ses menaces à exécution ? Aurait-il rencontré quelqu’un, une autre femme pour laquelle il serait prêt à prendre le large ?


Georges, le doyen du groupe des chasseurs de civelles entend la requête et accepte de se rendre sur place, histoire de vérifier si Pierre n’a pas joué les prolongations ou si une simple panne de Solex l’empêche de rentrer. D’un pas décidé, il grimpe dans sa fidèle Dyane et se dirige vers leur cachette du bord de l’estuaire.

En chemin, il s’arrête quand même chez Jojo, un autre fidèle des lieux :

– Salut mon gars ! Je cherche Pierrot, enfin, sa donzelle le cherche, plutôt. À mon avis, à cette heure, on a peu de chances de le trouver à la civelle. Tu as une idée sur le sujet ? Il ne t’aurait pas raconté un secret, une gueuse cachée dans le placard ?

– Bah non! C’est pas son genre, en plus ! Il n’en a que pour sa Marthe, je ne le vois pas loucher sur les voisines ! Je t’accompagne à la cabane, si tu veux ?

– Adjugé, grimpe mon gars !


Une fois la voiture garée, il reste encore huit cents mètres à parcourir à pied. Les deux amis avancent tranquillement, devisent sur la saison de pêche qui a été exceptionnelle et qui leur a permis de renflouer leurs maigres économies. "C’est fou, le prix que les restaurateurs sont prêts à payer pour obtenir ce trésor de la nature ! "


Encore un dernier virage et la cabane sera en vue.

– Mais! C’est pas le solex de Pierre qui dépasse de derrière le buisson ?

– Oh putain ! T’as raison, c’est pas normal qu’il soit encore là !


Mû par une sorte d’intuition, Jojo accélère le pas, se met à courir, puis appelle Pierre. L’absence de réponse déclenche chez lui une forme de panique. Jojo crie son prénom, fait le tour de la cabane, y pénètre pour n’y découvrir que le vide. Georges, pendant ce temps, se dirige vers l’estuaire.


Trente secondes plus tard, un cri retentit.


Le corps de Pierre flotte sur le ventre, visage dans l’eau, à quelques mètres de la rive du fleuve. S’il n’a pas dérivé avec le courant, c’est uniquement parce que sa chaussure semble s’être accrochée dans une racine plantée dans la vase.


Horrifiés, ses deux amis se précipitent dans sa direction, unissent leurs forces pour le décrocher de son triste piège et ramener son cadavre sur l’herbe.







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18 commentaires

Véronique Rivat

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Il y a 2 ans

Merci pour ton commentaire et tes likes. Je te rends la pareille (16x2) 😉 Bonne fin de concours et bon dimanche !

Sylvie Marchal

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Il y a 2 ans

Merci à toi ! Je repasse voir ta story rapidement pour le soutien et plus tranquillement ensuite pour te lire ! Bonne route pour la suite

cedemro

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Il y a 2 ans

Quelle chute inattendue ! Était-ce un accident ou carrément un suicide ? Ce qui est certain, c'est que c'est une manière drastique de fuir l'Enfer dans lequel il était pris. J'espère au moins qu'il a reçu un aller simple pour le Paradis avec tout ce qu'il a fait pour cette famille dysfonctionnelle ! Malheureusement, son absence de prise de position face aux actes du père pourrait très bien être retenu contre lui devant le jugement céleste... Ce chapitre était vraiment très intense, mais ta plume le livre admirablement bien, bravo !

Adrien Lioure

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Il y a 2 ans

Alors ça, je ne m'y attendais pas du tout ! C'est étrange, suicide ou meurtre, je peine à remettre les pièces du puzzle dans l'ordre à ce stade.

sophie loizeau

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Il y a 2 ans

Suicide, accident ou meurtre 🤔

sophie loizeau

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Il y a 2 ans

Oh non, un maigre moment de normalité pour les enfants qui restaient à la maison, maintenant ils seront seuls avec marthe

Karen Kazcook

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Il y a 2 ans

Oh mon Dieu 😢😱 je m'y attendais pas ! Suicide ? Ou pire...

Sylvie Marchal

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Il y a 2 ans

Bonne question!

calou40990

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Il y a 2 ans

Pov’ Peyo il était sympa….

User230517

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Il y a 2 ans

Allez! Elle va encore se faire plaindre. S'agit il d'un accident ? Elle semble bien détendue depuis le départ de son conjoint... Le problème c’est que les enfants n'ont plus de soupape de repos face à ce genre de femme
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