Fyctia
Chapitre 10
Le père est parti, sans donner d’adresse. Dans l’heure qui a suivi la violente bagarre l’ayant opposé à son fils, il a pris ses frusques et quelques souvenirs. Pas ceux des vingt années passées avec Marthe et les enfants, juste ceux de son service militaire ainsi qu’un cadre avec la photo de ses grands-parents.
Il ne reste de lui que son odeur de tabac froid, un pull oublié sur un dossier de chaise et son peigne, abandonné sur le bord du lavabo. Le père a passé la porte sans savoir vers quelle destination il partait. Il veut juste disparaître des lieux et espère effacer, par la même occasion, le sentiment oppressant qu’il ressent.
Est-ce de la culpabilité ? Des remords ? De la honte, peut-être ?
En même temps, il ne voit pas au nom de quelle morale il devrait se sentir en défaut ! Le sexe, finalement, c’est juste un instinct naturel et la jeunesse des partenaires n’est pas un obstacle pour lui. Il se souvient encore de sa propre enfance, des visites nocturnes de son père dans sa chambre, du goût amer et salé de ce fluide qui restait fixé dans sa gorge pour des jours entiers.
« Même si ces choses ne se disent pas, elles existent ! Et elles ont cours chez des gens éduqués, d’ailleurs, ce qui prouve bien le raffinement de la situation », pense-t-il.
Le père avait suivi les actualités avec grande attention, à la fin des années cinquante, lorsqu’un ancien agent de la DST et une fausse comtesse roumaine organisaient des soirées libertines au Palais Bourbon, ou dans d’autres endroits chics de la capitale.
Si les grands de ce monde pouvaient se permettre des nuits d’orgie avec des jeunes filles de douze ou quatorze ans, alors pourquoi pas lui ? D’ailleurs, une fois, une seule fois, au milieu des années soixante, le père avait été invité à un ballet rose à Bordeaux : une petite partie de la bourgeoisie locale souffrait d’un lourd héritage, de nombreuses familles tenaient leur fortune de la traite négrière.
Si le commerce d’esclaves avait été aboli, les mentalités arriérées et dominatrices survivaient encore et d’engagements politiques douteux en modes de vie violents, certains n’étaient que les clones de leurs ancêtres. Il ne leur était donc pas difficile de considérer les corps humains comme des réceptacles dépourvus d’âme, privés de souffrance et de s’autoriser à satisfaire leurs fantasmes sur des gosses de treize ans.
L’alcool et la drogue étaient souvent de la partie et c’est justement dans un bar de la rue Sainte Catherine que le père avait rencontré un homme d’une trentaine d’années, Théophile, issu de la bonne société.
À force d’alcool, les confidences étaient allées bon train et le père, s’étant trouvé des envies communes avec le petit bourgeois, avait été invité à une partie fine à laquelle participaient des jeunes filles d’une quinzaine d’années.
Encouragé dans ses dérives, le père avait considéré que si l’on rajoutait à son vécu personnel cette validation de la bonne société, alors, ses instincts pouvaient être satisfaits. Il suffirait de ne jamais en parler pour ne pas heurter la société judéo-chrétienne environnante.
C’est sur ces pensées, partagé entre un peu de culpabilité et beaucoup de justifications, que le père quitte la maison.
Quand Marthe revient de la maternité, elle est absorbée à se donner des airs de théâtreuse.
Elle geint, pleurniche, renifle. « Pierre, prends la voiture et va chercher Marianne à l’usine. Je veux qu’elle rentre directement à la maison, je dois lui parler. Je suis sûre que cette petite Sainte Nitouche savait tout et qu’elle non plus, elle n’a rien dit ! »
Marthe est assez fière d’elle. Elle a su se positionner en justicière, outragée d’avoir été tenue à l’écart des atrocités vécues par sa fille chérie ! Elle a pris le monde à témoin : son gendre, la voisine de lit de Marie et sans doute un ou deux membres du service de la maternité qui l’auront entendue.
Pierre lève les yeux au ciel, ne commente pas. Le grand gaillard pose sa tasse de café et attrape les clés de la voiture, obéissant à l’ordre de sa maîtresse. Il parcourt, songeur, la mâchoire serrée, les quelques kilomètres qui le séparent de l’atelier textile dans lequel Marianne vient d’être embauchée.
Pierre est sincèrement accro à Marthe, il ne désire qu’elle et ne peut imaginer sa vie sans l’odeur de sa peau. Mais il reste un homme au bon cœur, il ne cautionne pas ce qu’il perçoit.
Il a cru être ami avec le père et même si ce dernier ne lui a jamais avoué ses méfaits... Ses sous-entendus, ses blagues mal à propos, tout le dénonçait depuis longtemps. Le sixième sens de Pierre était en alerte depuis toujours, mais il n’a jamais voulu affronter ses intuitions, aller au bout de son questionnement.
Pierre a honte. Honte de sa lâcheté, honte de son silence, honte de cette addiction amoureuse qui le soumet à une femme perverse.
Lorsque la jeune fille sort de son travail, elle se dirige, comme chaque soir, vers le bus Saviem qui la ramène à Blaye. Sous l’abri de béton, des ouvrières en mini-jupe et pull jacquard se serrent pour échapper aux fines gouttes de pluie qui viennent se poser sur leurs cheveux crêpés. Les couleurs vives de leurs vêtements contrastent avec la mine pâle de Pierre.
Quand Marianne aperçoit le compagnon de sa mère, visage fermé, elle est prise d’un sentiment de panique. On ne vient jamais la chercher, c’est donc qu’un événement grave a eu lieu !
Inspirant lentement, se remplissant les poumons des vapeurs industrielles recrachées par une cheminée de briques, Marianne ose :
– C’est Marie ? C’est ça ? Son bébé est né, quelque chose s’est mal passé ? Sinon, tu ne serais jamais venu ici !
– Rassure-toi ma grande. C’est pas ça. Ta grande sœur est en bonne santé. Son fils aussi…
– Son fils ? Un garçon ! Ils vont bien, c’est certain ? Alors quoi ?? Pourquoi est-ce que tu es là, devant l’usine ?
– C’est ta mère qui me l’a demandé. Il s’est passé quelque chose de sérieux à la maison. Viens, grimpe dans la voiture, je t’explique.
Marianne marche comme un robot, elle obéit et s’installe sur le siège passager, muette. Son cerveau envisage toutes les possibilités. Le père se serait suicidé, peut-être sans laisser de lettre derrière lui ? Faudrait-il alors tout avouer ou continuer à vivre avec ce lourd secret ? La mère a-t-elle eu un accident ?
12 commentaires
bridget40100
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Il y a 2 ans
cedemro
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Il y a 2 ans
User231777
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Il y a 2 ans
Adrien Lioure
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Il y a 2 ans
Sylvie Marchal
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Il y a 2 ans
User230517
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Il y a 2 ans
Karen Kazcook
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Il y a 2 ans
Geraldinedewt
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SandNémi
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Il y a 2 ans
Isabelle Barbé
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Il y a 2 ans