Fyctia
Chapitre 6
En ce mois de juillet 1972, les vignes sont en pleine phase de nouaison. Les fleurs ont été fécondées et se transforment en fruit. Il en va de même pour Marie, qui vient d’avoir dix-sept ans. Elle grandit, évolue, se transforme en jeune femme.
Si la jolie brune aux yeux clairs travaille toujours dans le même restaurant, si Marthe lui confisque encore son salaire, si elle est traitée comme la dernière des bonniches dans son propre foyer, elle arrive parfois à vivre, avec sa sœur, quelques instants d’insouciance.
Daniel, lui, est apprenti dans un garage. Isabelle et Yvan, les deux plus jeunes, grandissent aussi difficilement que leurs aînés. Pour Patrick, l’enfant de la DDASS, c’est pire. L’enfant est fantomatique, déjà cabossé de l’intérieur.
À Blaye, les jeunes ont pris l’habitude de se retrouver sur la place du village les samedis soir. La salle communale voisine leur est ouverte et un tourne-disque y est mis à disposition. Les garçons du groupe amènent quelques bières, les filles fument leurs premières cigarettes en se donnant des airs de stars de cinéma. Là, dans la moiteur des soirées d’été, des couples se forment, s’offrent leurs premiers baisers.
Marie reste observatrice de ces ballets amoureux, sceptique quant à sa propre capacité à s’abandonner ainsi. Contrairement à ce que d’autres pourraient imaginer, elle ne pense plus chaque jour à ce que le père lui a fait subir, mais le mal reste présent, indestructible, comme un poison injecté dans ses veines, qui ne la quitte jamais. Marie se méfie des hommes et, à la fois, elle les défie. Elle est paradoxale, tantôt aguicheuse, comme pour se prouver qu’elle est une mauvaise personne, responsable des viols qu’elle a subis, tantôt sur la défensive, se rappelant du mal qu’un homme, celui là-même qui devait la protéger, lui a fait.
Cette ambivalence perdure jusqu’au jour où Manu arrive dans son univers. Un sourire désarmant, des yeux rieurs et bienveillants, il est un garçon intelligent et courtisé. Lui semble indifférent aux avances faites par les autres filles et vient là pour retrouver ses copains d’école, raconter son service militaire à Djibouti qu’il a tout juste achevé. Manu a quatre ans de plus que Marie, il est postier et loue un petit appartement à Libourne. C’est grâce à son modeste salaire qu’il a pu s’offrir une Renault 10 Gordini.
Le jeune homme est la coqueluche des filles, mais cela lui importe peu. C’est un garçon sain et simple, discret et à l’écoute des autres.
Manu a d’ailleurs bien remarqué quelques petites atypicités dans le comportement de Marie, mais loin de s’en formaliser, il trouve cela attendrissant. Semaine après semaine, il se rapproche de sa princesse aux cheveux de jais, l’apprivoise.
Les deux tourtereaux se découvrent, s’apprécient, se chamaillent même quelquefois. Cette intimité naissante fait peur à Marie autant qu’elle la captive. Marianne est aux premières loges, témoin privilégié de l’évolution de sa sœur.
Un soir, rentrant toutes les deux bras-dessus, bras-dessous, à la maison, la cadette tente une discrète approche :
– Je me trompe si je dis que t’as le béguin pour Manu ?
– Arrête ça, Marianne ! Il est sympa c’est vrai, mais moi, les mecs, je m’en fous. J’attends d’avoir vingt-et-un ans et je me taille de là. Je partirai à Paris, je me ferai embaucher comme vendeuse et je ne remettrai jamais les pieds ici. Et toi, petite sœur, dès que tu peux te sauver de là, tu me rejoins !
– Et tu crois que je vais rester ici sans toi ?
– T’as raison ma belle ! Dès que je me barre, tu viens avec moi. Mineure ou pas, je suis sûre que les vieux ne déclareront même pas ton absence aux gendarmes. Je prendrai soin de toi en attendant que tu puisses travailler !
Les deux sœurs éclatent de rire à l’idée de leur future vie parisienne et rentrent chez elle avec cet espoir fou chevillé au cœur.
Chaque fin de semaine, la salle communale continue d’accueillir le groupe de jeunes et, à chaque fois, Manu et Marie passent davantage de temps ensemble. Petit à petit, la jeune fille abaisse son niveau de vigilance, oublie ses peurs anciennes, ses idées préconçues.
Des sentiments naissent pour le jeune homme, elle en est bien consciente et, s’abandonnant, leur histoire se construit, lentement mais solidement. Quelques mois plus tard, ils sont amoureux et s’en cachent plus à leurs amis.
Si Marie se refuse à dévoiler l’entièreté de son passé à son fiancé, celui-ci perçoit néanmoins les affres de son présent, la misère familiale qui est la sienne. Un soir, il lui lance :
– Ma douce ! Et si je te demandais en mariage ? On pourrait enfin vivre ensemble, tu serais majeure avant tes vingt-et-un ans et on serait heureux ! Dans un an ou deux, on ferait un bébé, et plus tard, on achèterait une maison !
– Tu ne te rends pas compte ! Pour ma famille, je représente un salaire pour faire les courses et je continue à m’occuper des petits… Ils ne me laisseront jamais partir !
Rapidement, Manu propose à sa belle d’aller demander sa main à sa famille, espérant jouer un rôle diplomatique dans cette sombre histoire. Marie, à la fois surprise et démunie de toute autre solution, accepte.
Le lendemain, Manu se rend au domicile de sa fiancée et se présente à Marthe qui vient de lui ouvrir la porte :
« Madame, bonsoir. Je m’appelle Emmanuel Vito et je souhaite vous rencontrer, vous et votre mari. Si vous me le permettez, j’aimerais entrer, c’est important ».
Marthe, un peu décontenancée, s’efface et accède à la requête de ce jeune inconnu qui semble si sûr de lui.
Le père est au salon, dans son vieux fauteuil de velours vert, rendu plus sombre encore par le papier-peint aux motifs marron. Intrigué, le vieux pose sur ses genoux le journal qu’il lisait jusqu’alors.
Marie, qui a, depuis l’étage, reconnu la voix du nouvel-arrivant, se précipite au rez-de-chaussée, les mains moites et le cœur battant. Manu fait comme s’il ne la voyait pas et poursuit le court laïus qu’il adresse au père. Ce dernier, pris de court par cette demande en mariage, tourne un instant son regard en direction de sa fille. Ce qu’il lit dans ses yeux est sans appel. Un instinct de survie la pousse à tenir tête en silence à son bourreau.
« Si tu me retiens encore prisonnière, ce sera la fois de trop. Je te rendrai au centuple le mal que tu m’as fait, alors accepte cette demande en mariage, accepte que je sois majeure avant l’heure. Je pars. »
Le vieux perçoit cet ultimatum muet. Sans ciller, sans commenter, il lance d’une voix monocorde : « Elle est à vous. Je vous la laisse. Bon courage ».
Le temps pour Marie et Manu de publier les bans, d’acheter une robe blanche d’occasion et de trouver un restaurant peu cher pour la trentaine de convives, arrive le mariage. Une belle cérémonie, avec une Marie amoureuse et enfin pleine d’espoir. Le passé, elle le laisse derrière elle. Ou presque, car il lui faut encore, pour l’heure, traverser l’église au bras de son bourreau, en souriant à la face du monde.
Subir encore. Tricher une dernière fois.
13 commentaires
Tess Balade
-
Il y a 2 ans
Sylvie Marchal
-
Il y a 2 ans
cedemro
-
Il y a 2 ans
Adrien Lioure
-
Il y a 2 ans
Hanna Bekkaz
-
Il y a 2 ans
sophie loizeau
-
Il y a 2 ans
calou40990
-
Il y a 2 ans
User230517
-
Il y a 2 ans
Karen Kazcook
-
Il y a 2 ans
Lullolaby
-
Il y a 2 ans