Sylvie Marchal Marie Chapitre 5

Chapitre 5

La France découvre les aventures de Belphégor, le Fantôme du Louvre, sur le petit écran.

La télévision est un vecteur d’ouverture au monde et la société change, évolue lentement. Trop lentement, peut-être… Les calvaires domestiques restent muets, le patriarcat est toujours de mise, les silences des voisins sont de rigueur.


Marie a dix ans, Marianne en a huit. L’école devient de plus en plus compliquée pour les deux fillettes et on a déjà annoncé aux parents que le collège serait inenvisageable pour Marie.

La directrice de l'école communale le leur a bien expliqué: " Elle n’a pas les capacités requises pour une scolarité élitiste. On l’orientera l’an prochain vers l’école ménagère du canton où elle apprendra à repasser le linge, cuisiner et coudre. On fera d’elle une ouvrière compétente et sans doute une future bonne épouse."


À la maison, les cinq marmots grandissent et Marthe en profite pour prendre un emploi de veilleuse de nuit dans une clinique orthopédique. Elle n’a pas de souci pour faire garder les enfants, les plus grands surveillent les plus petits. Il serait inutile de s’encombrer de davantage de précautions.


Cet emploi, qui offre un peu d’argent supplémentaire à la fin du mois, ne fait pas de mal, puisque le père dépense sans compter. Il sort souvent, ne rentre pas toujours. Les parties de cartes dans les arrière-salles des bars coûtent cher.


Ce soir-là, une dispute éclate encore entre le vieux et la mère :

– Mais tu ne te rends pas compte que je n’en peux plus de tenir la baraque toute seule et de te voir partir te saouler ?

– Me saouler ? Laisse-moi rire! La faute à qui ? Tu vois la vie que tu me fais mener, espèce de garce ? Tu me rends fou et c’est toi qui te plains ?

– Sans doute, oui ! Tu as raison, mon ami ! C’est sans doute à cause de moi que tu es ce que tu es !

Devant cette ironie à peine voilée, le père ne peut s’empêcher de lever une main menaçante à hauteur du visage de la mère avant de se raviser et d’attraper son manteau dans l’entrée. Il disparaît en claquant la porte.


La vie du couple est de plus en plus dissolue et si Pierre, l’ami du père, partage depuis des années une liaison avec Marthe, bénéficiant de l’aval du principal intéressé, cette dernière ne recule plus devant les avances d’autres hommes.

Au village, on murmure que les deux derniers-nés auraient comme géniteurs le boulanger pour l’un, le buraliste pour l’autre. Le père ne semble pas en prendre offense et, si lui semble avoir moins de conquêtes, il encourage Marthe dans ses dérives. Il assiste parfois aux rendez-vous galants de son épouse, y participe, s’invitant dans le lit du couple illégitime ou restant simple photographe des ébats de sa femme. Les conversations des adultes sont si peu discrètes, désormais, que les enfants ne peuvent plus ignorer l’intimité de leurs parents.


Malheureusement, Marie sait que les envies de son père vont bien au-delà des fantasmes qu’il partage avec son épouse. Il continue à lorgner sur sa gamine avec lubricité, son regard donne la nausée à Marie.

Le vieux l’a probablement écœurée de toute relation charnelle, elle le pressent. Partager son lit avec un homme n’aurait de sens que pour une fonction reproductive, puisqu’elle sera une mère aimante, un jour. Elle se réparera au travers d’enfants qu’elle protégera telle une louve blessée.


Marie brisera la malédiction.


Quand arrivent les quatorze ans de l’adolescente, le calvaire s’arrête enfin. Le père ne la viole plus. Il ne rentre plus dans sa chambre la nuit, profitant du sommeil des autres membres de la famille, ne laisse plus traîner ses mains calleuses sur sa peau d’enfant. Elle ne sentira plus jamais son haleine fétide contre son visage.


Son salut, Marie le doit indirectement à Marthe. Celle-ci, plus femme que mère, souhaite imposer la présence de Pierre, au quotidien, à la maison. En même temps, elle ne souhaite pas divorcer du père, car sa présence toxique nourrit le mal qui vit sous une autre forme en elle, la lubricité de l’un nourrissant l’égo de l’autre. Elle se sent forte, désirable, sensuelle, plus que tout autre femme de son entourage. Elle est une amante puissante, maîtrisant le feu des désirs, elle se sent libre, au-delà des contraintes de son époque.

Mais au sein de ce mariage plus que bancal, Marthe impose aussi la présence de Pierre chaque jour, chaque nuit. Le père représente le côté obscur de sa vie et son amant lui offre la présence d’un homme certes peu éduqué, mais plus doux, possédant un bon cœur et lui montrant une totale dévotion. Elle reste persuadée de vivre une situation d’un romantisme extrême, partagée entre deux hommes si différents. La réalité est sans doute bien plus glauque, mais en 1969, personne ne questionne cette relation ; on prétend héberger un ami, le temps qu’il trouve un logement décent après un improbable déménagement.


Par chance, la présence permanente de Pierre décourage le père lorsque ses pulsions voudraient le ramener à Marie. Le vieux a bien tenté, les premières nuits, de retrouver le lit de sa fille, mais en chemin, il a croisé son ami et celui-ci l’a regardé si longuement, si intensément, comme s’il lui disait « Je sais tout mon gars. J’ai jamais rien dit mais faudrait pas pousser le bouchon à faire ça sous mon nez... » que le père a fait mine de descendre à la cuisine chercher son paquet de Gitanes.


Malgré la fin des contacts physiques imposés, Marie ne va pas mieux. Elle est détruite à l’intérieur, elle n’est qu’un château de sable sans fondations.


À quinze ans, elle quitte l’école ménagère pour être embauchée comme aide-cuisinière dans un restaurant, à six kilomètres de la maison. Quelle que soit la météo, elle doit s’y rendre à vélo, dans la nuit ou sous la pluie, mais la jeune femme ne se plaint pas. Elle sent arriver sa libération, son futur statut d’adulte qui lui permettra de vivre loin de ces connards. Elle les hait, profondément.


Chaque mois, le salaire de Marie lui est confisqué par Marthe. : « Faut bien que tu paies une pension ! Je peux pas te nourrir gratis, non plus ! »


Il est vrai que le père, avec ses problèmes d’alcool, a été licencié. Le patron en a eu assez de ses retards, de ses colères, de son arrogance pleine de vin rouge bon marché.

Et si Marthe travaille toujours dans la même clinique, elle se propose à la DDASS pour prendre un gamin en nourrice. Elle sait que l’argent donné par l’État leur donnera une belle bouffée d’oxygène. Peu importe si les sommes versées par la Nation doivent servir à habiller et nourrir le nouvel-arrivant. Des pommes de terre à l’eau et les vêtements usés de ses aînés, tout ça fera bien l’affaire !


Après une très courte enquête des services sociaux, pas étonnés de la présence de Pierre au domicile familial, pas rebutés par les rumeurs d’inceste qui entourent la famille (un courrier anonyme leur avait été envoyé trois ans auparavant), le petit Patrick, enfant retiré à sa mère, sera confié à Marthe contre monnaie sonnante et trébuchante.

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20

20 commentaires

Amphitrite

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Il y a 2 ans

Je n’avais pas eu le temps de lire ton texte en détail. C’est vraiment bien écrit et poignant, imposé de s’arrêter !

Sylvie Marchal

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Il y a 2 ans

Très grand merci ! Je suis extrêmement touchée par ton retour 🖤

Amphitrite

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Il y a 2 ans

De rien, c’est sincère. Je t’ai envoyé un MP.

cedemro

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Il y a 2 ans

L'état est vraiment horrible d'ignorer les ragots entourant cette famille atroce. Je rêve de voir ce père incestueux brûler en Enfer ! Il mérite de souffrir éternellement pour ce qu'il fait depuis trop longtemps déjà...

Adrien Lioure

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Il y a 2 ans

Tes personnages féminins expriment une vraie puissance malgré tous les malheurs que tu leur fais traverser. Je pressens chez Marie une grande force morale et intérieure.

Sylvie Marchal

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Il y a 2 ans

J’espère que tu as raison ! 🙏 on ne peut que lui souhaiter d’être forte 💪

KCleo

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Il y a 2 ans

J'adore ta plume ! Il me tarde de continuer cette histoire

Sylvie Marchal

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Il y a 2 ans

Merci à toi ! Ça me touche vraiment !

Hanna Bekkaz

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Il y a 2 ans

Le personnage de la mère est incroyable, tu parviens à construire un univers autant brutal que réaliste, une sorte de Folcoche dans son registre.

Sylvie Marchal

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Il y a 2 ans

Merci infiniment ! Je viens de lire tes commentaires sur les cinq premiers chapitres et chacun de tes mots me touche au cœur . L’histoire de Marie est tellement importante à mes yeux…
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