Fyctia
Chapitre 4
La neige tombe à gros flocons sur le chemin du retour de l’école. Marie donne la main à Marianne pendant que Daniel marche devant. Leurs godillots bon marché collent au sol, englués dans le maigre matelas de neige.
L’école… lieu d’émancipation, mais aussi de mise en abîme...
Si leur frère est un élève moyen, les filles sont plus en difficulté. Marianne devrait apprendre à lire cette année, mais son cerveau semble réfractaire à cet art abstrait. Marie, quant à elle, est réputée distraite, parfois même bagarreuse. Elle a même cassé une dent à Denise, une fille de bonne famille qui, malgré les blouses qui leur tiennent lieu d’uniforme, perçoit bien leur différence de classe. Le père de Denise est négociant en vin tandis que celui de Marie est ouvrier viticole et cela permet à la jeune bourgeoise de tourmenter sa victime.
Ce jour-là, Marie s’arrête abruptement sur le pont et extrait de son cartable trois cahiers. Sa sœur l’observe, sans comprendre ce que prépare son aînée. Cette dernière sourit, lève son trophée au-dessus du pont et jette à l’eau les carnets de son ennemie. Daniel se retourne au même moment et comprend ce qui se joue. Il réprimande sa sœur, conscient des punitions que cela pourrait leur apporter. À l’école, les maîtresses ne se privent pas pour donner des coups de règle en acier sur les doigts, mais ce que Daniel craint par-dessus tout, c’est la réaction du père, si ce dernier vient à apprendre l’incident. Depuis trois ou quatre ans, le vieux boit davantage, ses sautes d’humeur sont de plus en plus fréquentes. Daniel se demande souvent ce qui provoque cette rage sourde tapie au fond de ses yeux, son besoin de boire pour oublier. Mais pour oublier quoi ? Du passé du père, on sait peu de choses. On sait qu’il a grandi en Bretagne, qu’il lui reste sa mère en ce bas-monde. Pour le reste, c’est le silence. A-t-il eu des frères et sœurs ? Et son père à lui, existe-t-il ? Daniel n’a osé aborder le sujet qu’une seule fois et pour seule réponse, il a reçu une paire de gifles, le condamnant au silence.
L’aîné quitte ses pensées :
– Marie !!! Mais ça va pas ! Tu vas expliquer ça comment si quelqu’un t’a vu prendre les cahiers?
– Arrête de faire ta poule mouillée !
Le trio rentre à la maison où il retrouve Marthe avec deux marmots de six mois et deux ans, les derniers-nés.
Le père rentre en début de soirée, s’installe à la table de la cuisine et se sert un verre de rouge. Peu de temps après, on frappe à la porte. Marthe se déplace et ouvre à la visiteuse tardive. C’est la mère de Denise qui vient se plaindre, on a vu Marie voler les cahiers de sa fille.
Le père se lève sans mot dire et attrape violemment Marie par la manche. Amenée devant la mère de Denise, la fillette nie puis, sous l’insistance du père, avoue.
« De toute façon, elle l’a bien mérité, Denise. Et ses cahiers, elle ne les reverra jamais, ils sont partis à la flotte ! »
Pas le temps de reprendre son souffle que Marie est catapultée contre le mur par le coup au visage que lui porte son père. Effarée, la visiteuse se tait, écarquille les yeux, recule et finit par faire demi-tour.
La porte d’entrée se referme, Marie reste seule face à son bourreau. Celui-ci sort sa ceinture en cuir des passants de son pantalon et la frappe encore.
Marie serre les dents, elle ne crie pas. Elle sait que ce ne sont que les prémices de ce qu’elle va endurer. Ce soir, il reviendra dans sa chambre. Il attendra que la mère, exténuée par ses marmots, s’endorme. Que Marianne, couchée dans la chambre voisine, soit elle aussi dans un sommeil profond. Il abusera de sa fille. Encore.
Le lendemain, en mettant la table, Marie pense encore à tuer le père. Elle attrape des aiguilles et les glisse dans la tranche de pain posée à côté de son assiette. S’il les avale, s’il saigne, il crèvera. Alors elle sera libre.
À peine a-t-il touché son pain que le père a compris le rempart innocent que sa fille a tenté de construire. Lentement, il se lève et jette la tranche dans la poubelle, lançant un regard assassin à Marie. Marthe baisse les yeux, en silence.
Marie a huit ans. Le massacre dure depuis trois ans déjà. Elle soupçonne le père de s’en prendre aussi à Marianne, de temps en temps. Sa sœur est encore plus jeune, plus fragile, alors une fois, une seule fois, Marie veut alerter sa mère. « Maman, je… c’est papa… tu sais, il... ».
Marthe a levé la main brusquement, comme pour interrompre la fillette, et prétexté devoir aller chercher le bébé qui pleurait, bousculant volontairement son aînée sur le chemin qui la menait au berceau. Le regard noir lancé par la mère n’augure rien de bon. Marie se tait. Pour toujours, sans doute. Son âme s’éteint, un peu plus. Son seul espoir de survie n’existe plus.
Durant les semaines qui suivent ces aveux ratés, Marie est encore plus en rage qu’à l’accoutumée. Son comportement devient de plus en plus agité, plus violent envers ses camarades, jusqu’au jour où, poussée à bout par des moqueries, elle fait une monstrueuse crise de nerfs. La maîtresse, affolée, envoie chercher le médecin dans son cabinet voisin.
Celui-ci, lorsqu’il arrive, fait une injection de calmants à la fillette. Les autres élèves sont renvoyées en classe et le docteur en profite un peu pour questionner l’institutrice :
– C’est la première fois que la gamine vous fait une crise pareille ?
– Oui Docteur, mais vous savez, elle n’est pas simple cette petite ! Jamais concentrée, toujours sur les dents…
– Je me doute, je suis son médecin de famille et même si je la vois peu, je me rends bien compte qu’elle est particulière !
– Sa vie de famille, sans doute ! On n’habite pas avec les gens, mais ça fait un moment que je me questionne sur son environnement, j’ai parfois…
– Parfois rien du tout ! Mademoiselle, vous êtes payée pour faire la classe, pas pour rapporter des cancans. Je vais proposer une cure de repos de plusieurs semaines à ses parents. Un séjour en maison d’enfants chez les sœurs de La Pierre Saint Martin lui fera le plus grand bien.
L’institutrice n’ose rien rétorquer. Après tout, le vieux médecin a sans doute raison. Elle n’a jamais réussi à faire façon de Marie, ça c’est une réalité. Le reste n’est que ragots.
Marie passe quatre mois éloignée de sa famille, chez les sœurs, protégée par les montagnes des Pyrénées. Là, elle s’apaise, reprend quelques forces. Les promenades en plein air avec les religieuses lui apprennent la sérénité et la beauté du monde. Certains jours, elle aperçoit des milans dans le ciel et leur liberté la fait rêver. Elle aussi voudrait pouvoir s’envoler.
La mère supérieure écrit un courrier tous les quinze jours en lieu et place de la petite fille et envoie les lettres à Blaye.
« Cher papa, chère maman, vous me manquez beaucoup, ainsi que mes frères et sœurs. Ici je travaille bien, je suis sage. J’ai appris à tricoter avec sœur Clémence. J’espère rentrer bientôt. Je vous embrasse. »
En réalité, Marie reprend son souffle. Elle échappe au père, pour quelques semaines. Mais elle sait que tout recommencera.
23 commentaires
WendyC.
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Il y a 2 ans
Tess Balade
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Il y a 2 ans
Sylvie Marchal
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User231777
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Il y a 2 ans