Fyctia

Les températures sont bien trop douces pour une fin d’année, même dans le Sud-Ouest de la France. La luminosité décline déjà, teintant les façades de pierre blanche de rayons de soleil orangés. Les arbres sont nus, austères gardiens des allées pavillonnaires du village.

L’après-midi de ce 31 décembre 2001 a été dense, presque nerveuse, car Marie met un point d’honneur à préparer une parfaite soirée de réveillon. Après un rapide passage chez le coiffeur, elle s’empresse d’aller récupérer les dernières décorations de table qu’elle a repérées dans un magasin discount puis, revenue à la maison, elle fonce sous la douche pour ensuite enfiler sa robe-pull noire, la même qu’elle portait à la dernière Saint-Sylvestre.

Depuis la salle de bains, alors qu’elle se maquille avec autant de sobriété que de maladresse, elle entend la voix de son époux :

– Marie ! Je mets la nappe rose pâle brillante sur la table, hein ? C’est bien celle-là ?

– Parce que tu en vois une autre dans l’armoire qui pourrait faire l’affaire, peut-être ? Ben oui, c’est la seule nappe présentable de la maison, donc ta question…

Si Manu est un mari investi et attentif, il subit régulièrement les foudres de Marie. Il ne s’en offusque pas, il sait que c’est juste une question de forme. Le couple s’aime depuis plus de vingt-cinq ans et, comme d’autres, il a traversé bien des tempêtes. Les difficultés, c’est sans doute aussi ce qui fait le ciment de leur couple, leur force. Ils ont résisté, ensemble, aux drames, aux chagrins, aux bosses qui rendent parfois le quotidien aussi amer qu’un mauvais café. Du soleil, Marie et Manu en ont aussi, quelquefois. Leurs plus beaux rayons sont Guillaume et Solène, leurs enfants, devenus aujourd’hui de jeunes adultes.

Solène a été une fillette discrète, facile à élever, se faisant presque oublier, comme si elle avait peur de déranger. C’est sans doute pour cela qu’elle est devenue bibliothécaire après ses études de lettres. Pour ne pas faire de bruit.

Guillaume, lui, a vécu une adolescence plus tourmentée, n’aimant pas l’école et ne reculant jamais devant de mauvaises fréquentations. Grâce à l’amour de ses parents, le jeune homme a franchi tous les caps pour être aujourd’hui militaire, sous-officier de gendarmerie en région parisienne.

Guillaume et Solène vont arriver dans peu de temps à la maison, tout comme Marianne, la sœur de Marie, accompagnée de Méline, sa fille. Marianne est veuve depuis quatre ans maintenant mais elle savoure encore davantage chaque moment passé en famille. Elle répète toujours que les vivants ne doivent pas s’enterrer en même temps que leurs morts, que c’est un devoir. Sa philosophie suscite l’admiration de tous ses proches.

Les coupes à champagne sont prêtes, disposées au centre de la table comme une île de verre au milieu d’un océan de tissu rose et les traditionnels toasts préparés par Manu régaleront tous les convives. On mettra de la musique en sourdine, Guillaume se chipotera avec sa sœur puisque l’un voudra écouter NTM pendant que l’autre défendra Björk. Les parents couperont court à la dispute en choisissant un best-of des années 70, au grand désespoir des plus jeunes.

Marie est enfin prête. Son homme la regarde traverser le couloir et marcher jusqu’à lui. Sans dire un mot, elle vient appuyer sa tête contre son torse et se laisse enserrer par ses bras plein de soutien et d’amour. Quand elle sent des larmes lui piquer les yeux, elle recule et se ressaisit.

– Manu, dis-moi que tout ira bien. S’il te plaît, dis-le moi. Que je tiendrai le choc à la face du monde, des enfants. Jure-moi que cette soirée sera un nouvel-an comme les autres !

– Mon cœur, tu es la femme la plus solide de l’univers. On le sait tous les deux. Alors oui, ça va aller. Oui, la soirée se passera bien.

– Je te jure que si les enfants apprennent la vérité, j’en crèverai. Plutôt mourir que de les exposer à toute cette merde.

– La merde, comme tu dis, elle est derrière nous. C’est terminé. On a réussi à les élever loin de tout ça, alors c’est justement aujourd’hui que tu peux souffler. C’est fini. Définitivement fini.

Marie s’essuie les yeux, reprend son souffle. Elle veut croire aux paroles rassurantes de son homme.

Elle a à peine le temps de boire un verre d’eau que les convives arrivent. Guillaume, tout fier d’avoir acheté une Golf GTI noire, est allé chercher sa sœur, sa tante et sa cousine. La voiture se gare dans la cour, les portières claquent, on entend déjà fuser les rires des trois acolytes. Ils arrivent tambour battant, heureux de se retrouver, font la course dans l’allée pavée qui mène à la porte d’entrée. Guillaume, grand sportif, arrive vainqueur et se précipite vers sa mère pendant que les filles, essoufflées et le rose aux joues, se dirigent vers Manu pour l’embrasser.

Marianne arrive la dernière. Son sourire est moins éclatant que d’autres jours. La quadragénaire étreint affectueusement son beau-frère, puis sa sœur, peut-être un peu plus longuement que d’habitude. Solène, Guillaume et Méline ne le remarquent pas, pas plus qu’ils ne perçoivent les quelques mots que les deux sœurs se murmurent à l’oreille.

La Saint-Sylvestre se passe dans la joie, Marie semble avoir séché ses larmes et son cœur, Marianne retrouve ses habituelles couleurs et son regard pétillant. L’alcool coule à flots, les jeunes ont la vingtaine, alors ils trinquent avec leurs parents.

«  J’étais pas prêt à vous voir adultes si vite ! J’ai l’impression que je vous servais des cocas l’an dernier, encore ! Ça me fout un coup, si vous saviez ! »

Devant l’élan de nostalgie de Manu, les jeunes rient de plus belle ! Ils sont émancipés, autonomes, responsables et pleins de vie… Des bombes d’énergie, d’espoir, des missiles lancés vers le futur. Ce soir, ils ne se priveront de rien, ils s’enivreront avec légèreté. Solène s’autorise même à sortir sur le balcon pour allumer une cigarette au nez et à la barbe de ses parents qui ne peuvent réprimer de petites moues inquiètes et réprobatrices. Mais qu’importe, ce soir, c’est la fête et tout le monde passera la nuit à la maison.

Peu de temps avant minuit, Manu veille à couper la musique, il lance le décompte.

« Dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un… Bonne année !!! »

Les bises et les étreintes s’enchaînent, chacun souhaite « une bonne santé surtout ! » aux autres et, à trois heures du matin, Guillaume, Solène et Méline partent se coucher.

Manu, rapidement, se retire lui aussi. Il laisse Marie et Marianne seules, il sait qu’elles vont prendre le café qu’il leur a préparé, s’installer au salon et fermer la porte. Pour être tranquilles. Pour ne pas être entendues. Elles ont à parler.