Fyctia

— Oh bonjour Monsieur Argan ! s'esclaffe tout à coup ma joyeuse secrétaire médicale. Comment allez-vous aujourd'hui ?

Je tourne la tête vers l'entrée et aperçois le patient zéro, celui de mon nouveau départ. Un homme d'environ la cinquantaine, chauve, de petite taille, se tenant la poitrine comme s'il était sur le point de faire un arrêt cardiaque. Je pose ma tasse de café puis me précipite vers lui pour lui apporter mon aide.

— Monsieur Argan ! Je suis le docteur Delatour, vous allez bien ? Venez avec moi, je vais vous ausculter.

Je demande à mon patient de s'asseoir sur la table d'examen médical, de soulever son pull et m'empresse de vérifier ses constantes.

— Inspirez profondément, Monsieur Argan. Puis expirez lentement.

— Je… j'ai une douleur au bras gauche. Je suis en train de faire un infractus, j'en suis sûr ! stresse-t-il, la voix tremblante.

Rien. Absolument rien d'anormal à part peut-être un emballement lié au stress. Je déplace doucement mon stéthoscope sur son torse puis dans son dos et écoute avec attention. Ensuite, je relève sa tension. Parfaite.

— Tout va bien Monsieur Argan, vous faites sûrement une petite crise d'angoisse ! Rien de bien méchant, m'esclaffé-je, rassurante.

— Oh mais non ! s'indigne-t-il. J'ai regardé sur internet vous savez et j'ai tous les symptômes ! Je suis fatigué, essoufflé et cette douleur dans le bras… c'est un infractus docteur, c'est certain !

Sceptique, j'invite mon patient à venir me rejoindre côté bureau pour compléter son dossier administratif et établir un diagnostic. J'ai une petite idée sur sa pathologie mais un doute subsiste. Avant de statuer, j'ai besoin d'éclaircir la situation et examine ses antécédents. En parcourant rapidement les notes du docteur Xavier Lemaire, mon idée se précise. Il va falloir que je prenne des gants avec ce cher monsieur.

— Lors de votre dernière consultation, vous êtes venu pour des maux de tête insupportables. Vous pouvez m'en dire plus ?

— J'ai souvent des migraines. Le docteur Lemaire me prescrit des antalgiques. On devait faire une radio mais il n'a pas eu le temps de m'établir la prescription. Il pensait que j'avais possiblement une tumeur ! Docteur, je vous en prie, aidez-moi, je ne veux pas mourir !

— Vous n'allez pas mourir, soyez tranquille. Et la fois d'avant, vous êtes venu pour…

Je marque une pause, puis de mon stylo cherche le passage le relatant, puis poursuis :

— … des taches brunes sur l'orteil.

— Mais oui ! Sur internet, tous les symptômes pointent vers un…

— Mélanome, le coupé-je. Oui, en effet.

— Ah merci, vous au moins vous me comprenez ! Docteur, j'ai un cancer de la peau !

— Tout d'abord, il faut arrêter d'aller sur internet pour essayer de vous auto-diagnostiquer. Oui, vous souffrez de quelque chose, mais ce n'est ni d'une tumeur, ni d'un inFARctus, non pas un inFRActus et encore moins d'un cancer de la peau. Vous souffrez d'arganisme.

Dois-je réellement lui annoncer qu'il est atteint d'hypocondrie ? Je ne voudrais pas aggraver la situation. Je suis chirurgienne-obstétrique, ce genre de pathologie psychiatrique est bien loin de mon domaine de compétences ! Cet homme a vraiment l'impression d'être malade. Lui expliquer qu'il n'en est rien est délicat. Malgré les nombreuses tentatives du docteur Lemaire pour lui faire entendre raison, Monsieur Argan s'enracine dans ses convictions. Le traitement psychiatrique pourra faire son effet le jour où il acceptera déjà que la seule maladie dont il souffre est imaginaire, comme dans la pièce de Molière. Et comme je suppose que malgré mes conseils, il retournera sur internet, autant le laisser chercher par lui-même la définition de l'arganisme. Ce sera un premier pas vers la guérison. Dans tous les cas, il croira sûrement plus Google que son médecin ! Et puis, interdisez une chose à quelqu'un, elle foncera faire le contraire, c'est une science prouvée.

— L'arganisme ? Oh mon dieu, mais qu'est-ce que c'est docteur ? Je le savais ! Je vais mourir !

— Je vous le répète, vous n'allez pas mourir. Je vais vous prescrire du repos et surtout, s'il vous plaît, arrêtez d'aller sur Google, vous êtes de nature anxieuse je présume et cela ne fera qu'accentuer votre mal-être.

— Combien de temps ça va durer ? Je peux avoir un arrêt ?

— Je ne saurais vous dire, tout dépend de vous… Je vais vous prescrire un arrêt pour aujourd'hui. Allez vous promener sur la plage et respirez le grand air. Un peu de sport apaisera vos angoisses également.

— Merci docteur Delatour. Merci ! Docteur Lemaire refusait de me donner des arrêts, vous vous rendez compte ?! J'ai de l'arganisme quand même !

Je souris. Monsieur Argan a encore un long chemin à effectuer avant de réaliser qu'il est en parfaite santé physique mais que sa santé mentale est affectée. Après avoir réglé la consultation, ce dernier se lève et je le raccompagne vers la sortie. Il me remercie encore mille fois au moins et vante mes compétences auprès des personnes patientant dans la salle d'attente.

— Je suis atteint d'arganisme, Colette ! Tu te rends compte ? Docteur Delatour est vraiment un bon docteur ! On a de la chance !

— Et qu'est-ce que ché ? demande la fameuse Colette, une dame âgée d'environ soixante-quinze ans, un peu tassée, aux cheveux gris et hirsutes.

— Ah bah, je sais pas ! Je vais aller voir sur Google !

— Monsieur Argan ! Rappelez-vous ce que je vous ai conseillé… Pas de Google…

Bon Dieu, ce premier rendez-vous était éprouvant.

Next !

— Oh bonjour docteur Delatour !

Trois vieilles dames, dont Colette, se tiennent devant moi et m'adressent de beaux sourires édentés pour deux d'entre elles. Marion s'enfonce bizarrement dans son siège. Derrière le comptoir, je ne distingue plus que le haut de sa tête. Je sens venir le coup foireux. Je saisis à présent pourquoi elle voulait que je me fasse mon propre avis. Je crois bien que ce village et ses habitants me réservent encore bien des surprises.