Fyctia

Trois semaines plus tôt

En blouse blanche, assise derrière mon bureau, la gestion de la paperasse habituelle se trouve être une véritable corvée dont je me serais bien passée. Mon assistante en congé maternité, je me noie sous la pile de dossiers accumulés. De plus, le voir lui, tous les jours, se pavanant dans les couloirs du CHU, draguant tout ce qui bouge, n'arrange en rien les choses. J'ai failli passer à côté d'un diagnostic. Dans le monde médical, l'erreur humaine peut s'avérer fatale. Une mauvaise prescription peut tuer une personne. Alors, les médecins à la réputation sans failles sont attendus au tournant, scrutés sous tous les angles. Ma relation compliquée avec Louis Dumont, l'anesthésiste en chef, n'est pas passée inaperçue. J'ai eu un rendez-vous avec mon supérieur pour m'expliquer sur mon inattention et manque de contrôle de ces derniers temps. Mes soucis personnels affectent la concentration dont je dois faire preuve à chaque instant.

Il va falloir te ressaisir, a-t-il exigé, sourcils froncés.

Cheveux grisonnants, ride du lion et lunettes rondes, David, mon cadre direct, tapotait son bloc-notes de son stylo. Son ton exaspéré trahissait une perte de patience évidente, aucunement en phase avec son expression compatissante. J'ai tenté de me justifier en prétextant du stress, de la fatigue, des soucis personnels. Accuser mon rival pour mes erreurs est une technique pathétique que je n'avais pas envisagée, et ce, même si, de ce que j'ai appris des bruits de couloir, lui ne se serait pas gêné pour en avoir usé. Je préfère en assumer l'entière responsabilité. Pour ne pas envenimer mon cas, j'ai donc acquiescé d'un simple hochement de tête, honteuse et gênée de me faire réprimander de la sorte. 

Cette histoire me pèse de plus en plus. Cet idiot s'en sort avec une simple tape sur les doigts alors qu'on me conseille vivement de poser quelques jours de congés pour reprendre mes esprits. Pour le coup, pas certaine que cela suffise. Le seul fait de le croiser aussi souvent me fout en rogne. Alors bosser avec lui, n'en parlons même pas. Nous sommes sortis ensemble près de deux ans et ce, jusqu'à ce que je découvre qu'il s'envoyait en l'air dans mon dos avec une jolie infirmière. Chaque nuit, je rêve de l'étrangler et de lui refaire le portrait. Ne jamais avoir de relations sur son lieu de travail, règle ultime à ne jamais transgresser. 

La sonnerie de mon téléphone m'extirpe de mes pensées et m'octroie une petite pause plus que nécessaire.

— Salut Marion, comment tu vas ? Tu viens sur Lille ce week-end ? J'ai besoin de me changer les idées.

— Encore Louis ? Il a fait quoi maintenant ?

— Rien de plus que d'habitude… mais disons que j'ai prescrit de la cortisone à une patiente qui y est allergique. 

— Oh merde ! Et tu savais pas ?

— C'était noté en gros et en rouge sur son dossier, lui avoué-je.

— Aïe… et elle va bien ?

— Oui, oui, t'inquiète pas, l'infirmière en charge l'a vu à temps. Par contre, moi, je me suis fait remonter les bretelles. On me conseille fortement de prendre du repos. Tu n'imagines pas à quel point j'en ai marre de le croiser… son sourire niais… grrrr… je le hais.

Mon long soupir témoigne de mon immense lassitude.

— Peut-être que ton chef n'a pas tort au final, rétorque-t-elle. Voir Louis tous les jours risque d'aggraver ton stress et c'est mauvais pour ton boulot. On cherche un médecin ici, en remplacement, ça te dit pas ? 

Je me mets à rire à ses derniers mots.

— T'es pas sérieuse, Marion ? Tu me vois moi, dans un cabinet de campagne à recevoir des patients pour des petits bobos ? C'est pas mon domaine et tu le sais.

— Justement ! s'enquiert mon amie. Tu as peut-être besoin d'avoir moins de responsabilités, ce serait l'occasion !

— Un médecin généraliste a beaucoup de responsabilités, au contraire.

— Oui, je sais… mais ce que je veux dire, c'est que tu aurais moins de pression. Tu gérerais seule. Aucune hiérarchie pour surveiller le moindre de tes faits et gestes.

— Non, clairement pas mon truc, Marion. Et puis, pourquoi il manque un médecin ? Ton cabinet a fermé ?

— Disons qu'il est en arrêt pour quelques semaines et si on ne trouve pas de remplaçant, au bout d'un moment, je n'aurai plus de revenus… Sans médecin, pas besoin de secrétaire… donc…

— Tu fais comment là ?

— Je suis en congés payés. Mais ils ne sont pas extensibles. Je suis tranquille pour les trois prochaines semaines.

— Tu sais pas quand il va revenir ?

— Non, aucune idée.

Silence.

— Alors ? insiste-t-elle. Ça te dirait pas ?

— Marion, je t'adore mais tu sais que la campagne, c'est pas mon dada. Trouve quelqu'un d'autre. 

— Mais tu crois quoi, qu'on n'a pas déjà tout tenté ? On a cherché un remplaçant ici, on a même fait une annonce sur le Bon Coin. Rien. Tu sais bien qu'on est en pénurie de médecins généralistes ! Personne ne veut établir son cabinet en dehors des grandes villes. Ça s'appelle le désert médical ! Viens bosser avec moi s'il te plaît, Éli ! Ce ne sera l'histoire que de deux petits mois !

Mon amie me supplie. Malgré la distance, j'imagine très bien cette petite brune, queue de cheval haute, mesurant un mètre soixante tout juste, battant des cils et essayant de me faire capituler avec sa moue et ses yeux de cocker.

— Me dis pas que ton boss est tout seul dans son coin… 

— Non en effet, mais, le prochain cabinet à moins de dix kilomètres ne prend plus de nouveaux patients. Il est blindé ! Comment tu veux que les habitants ici se soignent ? Ne dis pas non… Réfléchis Éli…

— L'hôpital ?

— T'es la première à dire qu'il ne faut pas saturer les urgences... T'es pas crédible !

— Je comprends mais désolée, non, vraiment pas. Partir d'ici reviendrait à laisser Louis gagner et c'est hors de question. Il serait trop content que je m'incline face à lui. Je ne m'avoue jamais vaincue, tu me connais. Je suis une femme oui mais une femme forte. Je ne suis pas arrivée là où je suis pour laisser un mec piétiner mon amour-propre.

Cet argument, imparable, conclut notre discussion. Marion sait qu'elle ne pourra me faire changer d'avis. Ma décision est ferme et irrévocable.

— Tu peux être une femme forte tout en te protégeant. Un break n'est pas synonyme de renoncement. C'est ton bien-être qui prime. On s'en fiche de ce que pensent les autres mais je comprends ton point de vue, se résigne-t-elle. N'empêche, toi, tu devrais venir ce week-end. L'air de la mer te ferait du bien. T'es jamais venue chez moi depuis que j'ai emménagé ici. Tu ne sais même pas où j'habite, je suis sûre !

— Bien sûr que si je sais où tu habites Marion ! Tu habites au Touquet !

— Pas Le Touquet non. Mais pas très loin ! Le Châtelet-plage ! Alors, tu viens ?

— Je ne peux pas, je suis d'astreinte, je dois rester disponible au cas où on m'appelle… mais promis, on se fera un truc très bientôt.

— OK… comme tu veux.

Alors que nous raccrochons, je sais que Marion n'espère plus rien de ma part, car je viens de lui faire, une nouvelle fois, une promesse en l'air.