Fyctia
III. L'horloge biologique (1)
Je regarde ma montre, 12h45. Je peste intérieurement contre le retard légendaire de maman. Je jette un regard sur mon téléphone et, bien entendu, je n’ai reçu aucun message quant à une arrivée tardive de plus de trente minutes. « Rendez-vous à la fontaine à 12h15. J’ai réservé dans un beau restaurant. Sois à l’heure ! », m’avait-t-elle répété trois fois.
L’air est doux. Les rayons du soleil se posent sur mon visage comme un voile de soie. Je ferme les yeux et sens jaillir en moi une vague d’apaisement. L’été me revigore. Je me réveille après avoir tant hiberné. Quelques instants plus tard, je sors lentement de ma méditation. Je regarde le monde autour de moi, et guette l’arrivée d’une mère qui semble encore loin. Aux abords de la fontaine, des touristes prennent des photos, des enfants jouent au voleur et au policier, et des couples se promènent main dans la main. Il est bon de voir la ville revivre.
A la vue de quelques adolescents, je me souviens des après-midis estivaux que je passais assise près de cette fontaine. Le lycée me semble si loin aujourd’hui. Edward et moi séchions régulièrement les cours pour nous retrouver ici, notre Q.G*. Nous mangions des glaces tout en parlant de tout et de rien. Ces souvenirs me font étrangement du bien. Je souris au lieu de pleurer. Peut-être commence-je à accepter son départ, même s’il m’est impossible de placer les mots « Edward » et « mort » dans une même phrase. Il paraît que le temps guérit les blessures.
Je lève les yeux au ciel avant de les poser sur une femme étonnement élégante. Ses grandes lunettes de soleil Dior lui cache la moitié du visage. Un foulard Hermès arbore son cou tel un bijou. Elle porte une robe droite et cintrée dont la marque m’est inconnue. J’avoue n’avoir jamais été une grande fan des marques de luxe. Pourtant, je reconnais le sac à main qu’elle porte sur son avant-bras, c’est un Gucci.
La femme tout droit sortie de Saint Barth marche en ma direction comme un mannequin sur un catwalk. Elle me fait de grands signes et m’invective :
— Bonjour Mademoiselle Euphemie. C’est comme cela que l'on accueille sa maman préférée ?
Je ne relève pas. Il est inutile d’entrer dans un débat stérile sur le fait que je n’ai pas le choix de la préférer, à moins que mes parents m’aient caché mon adoption. Cependant, notre lien de parenté est indéniable. Prenez une photo de ma mère au même âge que le mien, et vous y verrez mon portrait fidèlement réalisé.
— Bonjour Maman, réponds-je. Je vois que la ponctualité te sied toujours à merveille.
— Pas de pics avec moi. J’avais rendez-vous chez le comptable, et tu sais comme il est, il adore discuter. Allons, chérie, nous sommes en retard. Suis-moi.
Maman passe la place et s’insinue dans une petite ruelle lorsque tout à coup, elle se retourne vers moi. Ouvrant la bouche, elle me scrute de haut en bas et de bas en haut, faisant danser ses boucles d’oreille en or. Elle pousse un long soupir désapprobateur. Je m’inspecte à mon tour, et ne découvre aucune tâche. Mon regard croise celui de ma mère qui est en train de me dévisager.
— C’est à la mode chez les jeunes ce que tu portes ?, me demande-t-elle de façon faussement enjouée.
— Hmmm… Je n’en sais rien. Je ne suis pas trop la mode, ni les jeunes d’ailleurs.
— Je vois ça… Ce n’est pas grave. Là où nous nous rendons, les gens sont au courant de ta dépression survenue après la mort de ton petit-ami. Personne ne t’en tiendra rigueur.
— Edward n’était pas mon petit-ami.
— Bien sûr, trésor, dit-elle en caressant ma joue affectueusement.
Quelques pas plus loin, nous entrons dans un restaurant gastronomique dont j’oublie instantanément le nom. Nous nous retrouvons dans le genre d’endroit où l’on paye presque la moitié de mon salaire pour un repas. A notre entrée, des yeux nous dévisagent. Il est vrai que le contraste entre maman et moi est assez flagrant. Elle, d’une classe à en coupler le souffle, se tient aux côtés de moi, une jeune femme à peine coiffée portant un jeans taille haute et un simple t-shirt blanc. Alors que nous sommes invitées à suivre un jeune homme jusqu’à notre table, ses talons cliquetant sur le sol dissonent avec mes chaussures en toile silencieuses.
Un silence embarrassant tombe entre nous. Il est rare que nous nous retrouvions dans un restaurant seules. Le serveur, mon sauveur, est rapidement venu s’enquérir de notre commande. C’était un beau jeune homme d’environ 19-20 ans. A la vue de ce garçon, maman change de comportement. Elle devient enjôleuse et tactile. Je pense que si elle pouvait roucouler, elle l’aurait fait. Sans un regard en ma direction, elle passe commande en gonflant sa poitrine.
— Il est bel homme, me susurre-t-elle une fois que le serveur a pris congé.
— Ce n’est pas mon style. Peut-être qu’il aime les femmes mariées, glissé-je.
— Tu crois ? Non. Je veux dire… Ne parle pas comme ça à ta mère ! Si nous sommes là aujourd’hui, c’est pour parler de toi.
Le lunch promet d’être long. Au loin, je vois revenir le jeune serveur. Il dépose délicatement nos boissons, et maman continue de se pâmer devant lui. Je pense au film Le lauréat, et soudain me vient en tête la chanson Mrs Robinson de Simon & Garfunkel. Je chantonne pour moi-même : « God bless you please, Mrs Robinson. Heaven helds a place for those who pray** ». Je ne peux réprimer un sourire.
Une fois son attention envolée, maman se tourne vers moi pour entamer la conversation qu’elle semble tant vouloir avoir.
— Comment vas-tu depuis la mort d’Edward ?, me demande-t-elle sur un ton presque doux.
— Etrangement, je vais mieux.
— Tu sais, le dicton n’est pas faux. Un de perdu, dix de retrouvés.
— Nous n’étions pas ensemble, maman. Combien de fois dois-je te le dire ?
— Je ne crois que ce que je vois. Tu as quitté Charles, un bon parti, pour te mettre en colocation avec Edward. Un homme et une femme sous le même toit sans être mariés, c’est étrange quand même.
Je ne relève pas. A quoi bon ? Sa pensée archaïque ne s’est toujours pas adaptée au XXIème siècle.
— Tu n’as rencontré personne depuis ?, continue-t-elle.
— R.A.S.***
— Et ce garçon, Jack ? Il a toujours été très attentionné avec toi. Vous vivez depuis une semaine ensemble, cela ne veut rien dire ?
— Maman, on en a déjà parlé, m’énervé-je.
— C’est un très beau jeune homme. Il a l’air intelligent. Je suis certaine que vous feriez de beaux enfants.
— Il est homosexuel, dis-je en détachant chaque syllabe.
— C’est une phase, ma chérie. Ce joli minois le fera changer de bord.
— Quoi ?!, explosé-je. Ce n’est pas une phase. Comment peut-on encore parler comme ça au XXIème siècle ? Pour que tout soit clair dans ta tête, Edward était son petit-ami, pas le mien.
— Ne t’énerve pas, dit-elle calmement en regardant autour d’elle. Je prierai pour son âme.
*Q.G. = Quartier Général
** Que Dieu vous bénisse, Madame Robinson. Le paradis garde une place pour ceux qui prient (Simon & Garfunkel – Mrs Robinson).
***R.A.S. = Rien à signaler
25 commentaires
Sissy Batzy
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Il y a 4 ans
cedemro
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Il y a 4 ans
Gottesmann Pascal
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Il y a 4 ans
Julia Aestas
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Il y a 4 ans
Line Manoury
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Il y a 4 ans
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Il y a 4 ans
Julia Aestas
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Il y a 4 ans