Julia Aestas Love Gamification II. Un nouveau colocataire (2)

II. Un nouveau colocataire (2)

L’aube remplit la pièce d’une douce lumière. Je me réveille la bouche sèche. Les mouvements me sont difficile, le haut de mon crâne semble transpercé d’un pic de glace, tandis que mon front me rappelle une blessure d’enfance, un après-midi de football en CM1 qui se clôtura par une balle percutant ma tête de plein fouet. Je tente, néanmoins, de me retourner pour inspecter la pièce des yeux. Je n’ai pas rêvé, je suis bel et bien dans ma chambre, mais je ne suis pas seule.


Je distingue un homme dormant sur mon bureau, la tête entre ses mains. Il est ténébreux, métisse, grand et large de carrure. Mon cœur se lance dans une course effrénée avec lui-même. Très vite, l’appréhension fait place à l’attendrissement. Jack est venu me voir. Quelle délicate attention ! En me voyant en détresse, il a dû s’occuper de moi. Je souris puis, me rembrunis. Pardonne-moi de ne pas t’avoir donné de nouvelles, pensé-je. Pardonne-moi de ne pas être aussi attentionnée que tu l’es. Je suis égoïste. J’ai oublié ta peine pour oublier la mienne. D’un geste, j’attrape un plaid, et malgré la douleur qui transperce mon cerveau, je lui dépose sur les épaules d’un geste protecteur.


Le mouvement le plus compliqué ayant été réalisé, je me dirige d’un pas trainant vers la cuisine. L’objectif actuellement est de me réhydrater et nourrir mon cerveau en souffrance. Je pense à prendre un antidouleur ou une aspirine, mais je me souviens de la promesse que je m’étais faite trois ans plus tôt lorsque je travaillais dans une grande entreprise pharmaceutique : si ta vie n’est pas en danger, essaie d’abord les remèdes naturels de grand-mère.


Mes sourcils se froncent sous l’attaque des rayons du soleil qui pénètrent jusque dans mon âme. Je saisis la télécommande, et baisse en partie les volets. Dans la semi-pénombre, je fais bouillir de l’eau pour mon thé. Pendant ce temps, je tente de boire un verre d’eau. Mon corps le rejette instantanément. Si j’avais fait un coma éthylique, aux urgences, on m’aurait au moins réhydratée plus facilement à l’aide de perfusions. Je ne laisserais pas ce liquide gagner. Je retente plusieurs fois l’expérience jusqu’à ma réussite. J’en ressens une grande fierté. Je suis une guerrière du XXIème siècle.


Une fois l’eau chauffée, j’ajoute un sachet de Earl grey et quatre morceaux de sucre dans ma boisson chaude, et m’installe dans le canapé. Un plaid sur les jambes, le contact chaud de la tasse sur mes mains me fait frissonner de bien-être. Comme je devrais prendre le temps d’une pause comme celle-ci plus souvent !, m’exclamé-je à mi-voix. J’essaie douloureusement d’attraper mon téléphone posé sur la table basse. Un point de pression sur mon crâne me rappelle mes excès de la veille. Je saisis l’objet et en diminue sa luminosité.


Dès le premier regard, l’écran de verrouillage est oppressant. Il m’informe avoir reçu dix appels en absences, et trois messages. Interpellée par ce nombre exceptionnel de notifications, je le déverrouille en toute hâte. Quatre des appels et deux des messages provenaient du même destinataire, Jack. Il m’informait qu’il viendrait me rendre visite dans la soirée. Les six autres coups de téléphone avaient été émis par maman vingt minutes plus tôt. Merde, pensé-je.


Si à la vue des appels de ma mère je m’étais figée, le troisième message réveilla ma honte. Tadmorv m’expliquait que je lui manquais également, et me proposait un rendez-vous ce soir. Que faire ? Je ne pouvais pas répondre que j’étais alcoolisée lors de l’envoi du message, par peur de devoir prendre part à une énième dispute. Cela sera plus sain si je l’ignore, pensé-je. Je vais me comporter comme lui, oublier de répondre.


Mon doigt glisse sur l’écran et me ramène sur les réseaux sociaux. Dans mon fil d’actualité, côtoyant des photos de grossesses et de demandes en mariage, des publicités concernant des applications de rencontre apparaissent. Dès que vous êtes ou semblez être célibataire, la même sérénade nous est jouée, commenté-je. Je n’ai pas besoin de rencontrer un inconnu. Je suis célibataire, pas désespérée.


A force d’être une célibataire endurcie… Non. A force d’être une célibataire heureuse, je reconnais toutes ces fameuses applications de « rencontre » qui ne sont rien d’autre que des nids à sex et à tromperie. C’est ce pourquoi mes amis préfèrent flirter dans des bars même si le résultat reste tout aussi médiocre. Ma préférence ? Je pense que je suis une grand-mère. J’aime rencontrer un homme par hasard, et qu’il me fasse la cour.


Mon regard est attiré par une publicité. Sous forme de vidéo, elle présente une énième application de rencontre, Faith. Une personne, se présentant comme sexologue, nous explique qu’elle a été conçue grâce aux scientifiques et psychologues les plus éminents. Rien que ça !, pensé-je. « Faith vous permettra un gain suffisant d’expériences pour créer et consolider votre couple. Le jeu commence maintenant », déclame la personne en clôturant la vidéo.


Je ne peux réprimer un sourire. Plus le temps passe et plus ce type d’applications se dotent d’un caractère pseudo-scientifique comme si le verbe aimer se conjuguait avec des algorithmes. Cette pensée nous rapproche de plus en plus des robots. Ce n’est finalement qu’une petite pièce de la vie modèle qui nous est demandé d’avoir toute notre vie : réussir à l’école, travailler, se marier, avoir des enfants, devenir retraité, et mourir. Toute personne ne respectant pas ce schéma est mise en marge de la société.


Un bruit me sort de mes pensées. Je prends une grande inspiration et me retourne. Jack me sourit.


— Bonjour petite Euphemie. On boit jusqu’à plus soif ?, me taquine-t-il.

— Je pense que j’ai exagéré ma bonne résolution, rigolé-je. Merci de t’être occupé de moi.

— C’est normal. J’étais, d’ailleurs, venu te rendre les clefs d’Edward. Comme tu ne répondais pas à mes appels, je suis passé voir si ça allait.


Jack dépose le trousseau sur la table basse. J’y vois le porte-clé fétiche d’Edward, une photo de notre trio à Disneyland un an et demi plus tôt. Nous étions si heureux. Il avait tant voulu réaliser cette photo avec des serre-tête. J’étais devenue Minnie, accompagné d’un Jack Mickey, et d’Ed Pluto. Ce temps-là me manque. Je retiens mes larmes, mais Jack me prend dans ses bras.


— Comment fais-tu pour rester si fier ?, lui demandé-je.

— J’ai un don qui me permet de bloquer mes émotions pour ne pas souffrir.

— Tu devrais avoir ce porte-clé. C’est à toi qu’il revient.

— Merci, mais j’ai plein de photos d’Edward. N’oublie juste pas de le retirer lorsque tu donneras les clefs au nouveau colocataire.

— Je n’en veux plus. Je suis incapable de faire confiance à quelqu’un d’autre.


Jack me sourit d’un sourire enfantin. J’y vois de la douceur et de la malice. A quoi pense-t-il ? Après quelques minutes, il me demande : « Et à moi, tu ferais confiance ? ».



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16 commentaires

cedemro

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Il y a 4 ans

Me voilà rassuré, pas de Tadmorv et de profiteur en vue pour le moment. Jack semble vraiment être un bon ami. Ici, au Québec, on utilise justement l'expression "être un bon Jack". je ne sais pas si elle s'applique aussi ailleurs ?

Gottesmann Pascal

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Il y a 4 ans

Euphémie est toujours aussi attachante. Quand à Jack ça semble être un ami fiable et à l'écoute qui pourrait constituer le colocataire parfait.

Line Manoury

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Il y a 4 ans

Tu décris très bien la gueule de moi donc je me redis mais tu as de quper descriptions ! Et ce Jack a vraiment l'air adorable, je l'aime bien !

Julia Aestas

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Il y a 4 ans

Merci :)
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