Fyctia
𝐂𝐡𝐚𝐩𝐢𝐭𝐫𝐞 𝟗 (𝟏/𝟐)
À peine un regard échangé, on était deux, deux étrangers qui se connaissaient bien - Amir, Rétine
Séquence 10 - Appartement des Lopes, Place de Clichy
Les yeux rivés sur la photo que viennent de m’envoyer Teo et Nal en direct de leur Airbnb catalan, je descends du métro une fois mon arrêt annoncé. Au passage, je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule aux nombreux passants toujours engouffrés dans la rame de la ligne treize. Pour une fois, je les comprends de tirer la gueule. Après une journée de travail, c'est impensable de sourire au monde entier, surtout à tous ces inconnus qui partagent avec toi une barre métallique remplie de merdes bactériennes. Ajoutez à ça des températures frôlant les trente degrés, et vous avez une épreuve digne d'un épisode de Koh-Lanta.
Agacé, je slalome entre les parisiens qui marchent à vive allure et les plus lents, pressé de sortir d’ici et d’arriver chez moi.
Mon portable, toujours dans ma main, vibre de nouveau. Je le consulte rapidement avant de jurer : mon père, pour la trentième fois depuis que j’ai quitté le Vidéo-Club, veut savoir où je suis exactement. Tout en répondant que je serai là dans moins de cinq minutes, je m’empresse de sortir de la bouche souterraine.
Je grimpe les marches quatre à quatre vers la lumière vive de Paris, et dès que la vie extérieure reprend ses droits tout autour de moi, je soupire de soulagement.
Demain, c’est décidé, je reprends mon vélo.
Rapidement, je m’allume une clope tout en avançant vers le numéro vingt-trois. Arrivé devant les portes de mon bâtiment, j’entre le code, balance mon mégot puis pénètre à l’intérieur.
– C’est justement vous que je cherchais ! s’écrie alors une voix nasillarde et insupportable.
Oh, putain.
Je ne retiens pas la plainte qui quitte mes lèvres dès qu’un aboiement m’accueille dans le hall.
– Mauricette, lâché-je dans un faux sourire. Quelle joie !
Elle plisse les yeux en pointant un de ses doigts tout fripés vers moi.
– Je n’en peux plus des mégots, gronde-t-elle en tapant du pied.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire qu’il y en a partout dans la cour, et je sais que vous fumez, Nolan.
Son sous-entendu me fait arquer les sourcils.
– Vous m’accusez de quoi, au juste ?
Sans attendre de réponse -de toute façon, je sais déjà ce qu’elle pense de moi-, je m’engage dans les escaliers. Évidemment, Tatie Danielle m’emboîte le pas.
Sérieux, il avait raison Dédé dans Marius et Jeannette : les vieux, faudrait les tuer dès la naissance !¹
– Je ne vous accuse pas, tout simplement car je n’ai pas de preuves, mais je sais très bien qui vous êtes et les quelques conneries que vous avez déjà faites ici.
Je lui jette un coup d'œil furtif par-dessus mon épaule au moment où elle s'arrête pour prendre une grande inspiration, toujours agrippée à la rampe – et à son clébard.
– Les poubelles brûlées, les emballages de nourriture jetés par la fenêtre et les graffitis sur la porte de mon appartement, c’était vous, reprend-elle tandis que je laisse échapper un rire moqueur. Nul besoin de rire comme une pintade, on m’a prévenue.
Un putain d’immeubles de collabos, ici !
D’ailleurs, c’est faux : à part les tags sur sa boîte aux lettres -pas sa porte, et c’était il y a des années déjà-, je n’ai jamais rien fait de ce qu’elle m’accuse.
– Qui ça ? je l'interroge en riant de nouveau.
Arrivé sur le palier du premier étage, je plonge la main dans la poche de mon short pour en extirper mes clés.
– Ce n’est pas le sujet. (Elle reprend son souffle.) J’ai envoyé un courrier au maire pour le prévenir de ce qu’il se trame ici, et si vous n’arrêtez pas, il y aura de graves conséquences.
J’ouvre la porte de chez moi pour la dissuader de continuer de jacasser.
Mais, motivée, elle continue de me persécuter :
– Je sais que votre mère travaille pour lui, mais ça ne changera rien.
Tout en l’ignorant, j’entre chez moi puis me déchausse dans l’entrée.
Ma mère, sûrement interpellée par le bruit, passe alors sa tête brune à travers l’embrasure de la porte de la salle à manger, un verre de rouge à la main.
– Nolan ? demande-t-elle, les sourcils froncés. Qu’est-ce qu’il y a ?
Mauricette, toujours à fond dans son rôle de chieuse, cogne sur la porte grande ouverte pour annoncer sa présence.
Ma mère s’approche rapidement, inquiète.
– Bonsoir, Mauricette. (Elle me jette un regard interrogateur que je prends soin d'ignorer.) Il s’est passé quelque chose avec Nolan ?
Forcément, c’est la première question qu’elle pose.
Agacé de l’entendre parler, elle aussi, je retire mes clés de la serrure, les accroche sur le crochet prévu à cet effet, puis avance vers ma chambre.
– Je lui ai parlé des mégots de cigarettes, répond Mauricette au moment où je donne un coup dans la porte pour qu’elle s’ouvre. Il y en a plein dans la cour de l’immeuble, et je fais le tour des locataires pour les mettre en garde.
Dans la tête de cette vieille bique, c’est moi, les locataires.
Il est rapide son tour, hein.
– C’est compréhensible, la rassure ma mère. Vous avez bien fait, Mauricette.
Je ne retiens pas le rire moqueur qui passe le barrage de mes lèvres lorsque je claque la porte derrière elles.
Dès que je n'entends plus leurs voix, je me jette sur mon lit, la tête dans l’oreiller, puis crie dedans pour étouffer le bruit.
Je suis épuisé, putain.
J’ai l’impression de ne plus sentir mes jambes.
Ni mes bras.
Ni mon dos.
Ni tout mon putain de corps, en fait.
Avec Jessim, nous avons déjà vidé et emballé toute une étagère, ce qui représente deux-cent cinquante-trois DVDs. Ils ont tous dû être triés en fonction du genre et des commandes passées, et j'ai bien cru que ça ne se finirait jamais. Honnêtement, je ne tiendrai pas plus d'une semaine dans cet endroit, surtout que les conditions ne sont pas favorables – et que je n'ai toujours pas entendu parler de rémunération et de contrat de travail, pour l'instant.
De la poussière, du bénévolat et une chaleur étouffante, j'ai déjà vu mieux comme programme estival.
– Nolan ? m’appelle ma mère en cognant faiblement contre la porte.
– Pas là, grogné-je, toujours dans l’oreiller.
Comme d’habitude, elle n’insiste pas – j’entends ses talons s’éloigner sur le parquet.
Le bruit me rappelle soudainement les tac, tac, tac réguliers et maîtrisés de la jeune fille du Vidéo-Club.
Chiara.
Il suffit que je repense à elle pour la sentir partout en moi – comme si mon corps la connaissait déjà par cœur alors qu’il n’a fait que l’effleurer.
J’ai essayé de cuisiner Jessim à son propos, mais il n’a rien voulu me dire d’autre que “Laisse tomber, Nolan.” Et évidemment, il m’a énervé, parce que je n’ai pas envie de laisser tomber.
Son silence, peut-être même plus qu’elle pour l’instant, m’intrigue beaucoup. J’ai envie de savoir ce qu’elle cache, d’où elle vient et pourquoi consomme-t-elle des documentaires animaliers comme si c’étaient des épisodes de The Office.
-----
1. Film français réalisé par Robert Guédiguian et sorti en 1997.
@langagedusilence
xx
30 commentaires
KIMMIY
-
Il y a 3 ans
May Otto
-
Il y a 3 ans
KIMMIY
-
Il y a 3 ans
May Otto
-
Il y a 3 ans
KIMMIY
-
Il y a 3 ans
KIMMIY
-
Il y a 3 ans
KIMMIY
-
Il y a 3 ans
lremind
-
Il y a 3 ans
I.H Mey
-
Il y a 3 ans
May Otto
-
Il y a 3 ans