Fyctia

À la faveur du petit silence qui suivit, pendant lequel Northan semblait calculer des choses dans sa tête, le Ménestrel osa reposer la question qui le tourmentait depuis sa première nuit dans la Citadelle :

— L’Audition… En parlant de cela… C’est quoi, les choses dans les couloirs ? Je veux dire, la nuit, pourquoi ne faut-il pas faire de bruit ?

— Ah… commença le Mage, s’interrompant dans le mouvement qu’il avait esquissé pour tirer sa chaise à lui. Comment dire… ? Vous savez, je suppose, que quasiment personne ne vit éternellement ?

— Oui… fit le Ménestrel, un peu troublé par le « quasiment ».

— Et que notre Forteresse, louée soit-elle, malgré toutes nos précautions, compte son lot de décédés et de recalés…

Malgré sa surprise que les mots « recalés » et « décédés » se retrouvent dans la même phrase, le Ménestrel se risqua à éclaircir ce que sous-entendait le Mage :

— Vous voulez dire que… ces choses… ce sont des esprits… les fantômes des gens qui sont morts ici ?

— En quelque sorte… maugréa Northan en s’asseyant enfin.

— Et elles sont dangereuses ? s’enquit le Ménestrel.

Pour la première fois depuis le début de leur entretien, le Mage Médecin prit un ton sérieux et lâcha :

— Elles sont plus que mortelles.

Bien qu’il se doutât déjà de la létalité des choses sans nom qui rampaient la nuit dans les couloirs gelés, le Ménestrel sentit une vague d’angoisse l’envahir progressivement à cette annonce. Northan tira ensuite à lui le volumineux registre qui trônait sur la table, l’ouvrit à la dernière page, s’empara d’une plume et reprit :

— De même que certains êtres vivants sont intéressés par les Morts, certains êtres décédés sont intéressés par ceux qui respirent… c’est évident. Vous avez un peu plus de treize ans n’est-ce-pas ?

Le Ménestrel acquiesça tandis que le Mage poursuivait, tout en griffonnant quelques notes :

— Ils désirent, par-dessus tout, s’extirper de leur monde absurde en reprenant forme humaine et goûter de nouveau pleinement à tous les sens qu’ils possédaient avant leur trépas. Mais ne leur parlez pas, ne les écoutez pas, et tout ira bien. Vous venez du village de Nivet, c’est bien cela ?

Là encore, le Ménestrel acquiesça, précisant que cela se trouvait au sud d’ici mais le Mage lui répondit qu’il le savait déjà, que d’autres avant lui venaient aussi de ce village et que c’était également là que, quelques années plus tôt, lui-même y avait recruté l’Éloquente, une surdouée de la magie verbale.

— La quoi ? demanda le Ménestrel qui souhaitait se faire expliquer le mot « éloquente ».

— La magie verbale… c’est lié au Goût et à l’Audition à la fois, très puissant… répondit distraitement le Mage tout en farfouillant dans un tiroir du bureau pour en dénicher des feuilles qui présentaient des courbes et des chiffres. C’est tout ce qui consiste à lancer des sorts avec des formules, des paroles qui ont une force si vous préférez. Comme celles qui ferment les portes de vos dortoirs la nuit. Euh, pour le poids, disons quarante-quatre kilogrammes…

— Et pourtant, ne put s’empêcher de réagir le Ménestrel, des paroles, il ne faut plus en prononcer la nuit. Au fait, vous pouvez me dire pourquoi ce sont les bruits qui les attirent ?

— Leur monde n’est pas le nôtre, expliqua Northan d’un ton détaché, machinal. Ces choses-là ne voient ni ne sentent comme nous. L’univers qui les entoure n’a ni haut ni bas, ni début ni fin, seuls les sons leur permettent de s’orienter… Un mètre quarante-six et prédisposition à l’Acoustique disions-nous…

— La quoi ? demanda encore une fois le Ménestrel qui ressentait douloureusement son manque de vocabulaire.

— L’Acoustique, répéta patiemment Northan. Les sons, le Vent, les voix, la musique… Vous y êtes prédisposé.

— Ah… fit alors le Ménestrel tout en se disant que, décidément, son surnom lui collait à la peau…

— D’ailleurs, reprit le Mage, puisque c’est votre future spécialité, vous devez comprendre mieux qu’un autre que, lorsqu’une parole ou un bruit sont émis, les choses qui vivent dans le Grand Silence se ruent dessus, tout comme une personne affamée se jette sur le premier morceau de nourriture qu’on lui tend.

Bien que son esprit se fût immédiatement empli d’images de monstres obèses dévorant de sanguinolents quartiers de viande, le Ménestrel finit par saisir la comparaison du Mage : un son au milieu du silence c’était aussi un silence au milieu du vacarme, une ride à la surface d’un lac tranquille, de l’ombre en plein soleil, une bougie dans la nuit… Il préféra ces images-là, et eut subitement l’envie de les dire à voix haute, de les faire résonner et, pourquoi pas, de les accompagner d’une petite mélodie, la même que celle qu’il avait entendu tout à l’heure avec Sympa. Ou une autre. Meilleure.

Refermant l’épais volume de liasses d’un coup sec, le Mage le tira de sa rêverie et conclut d’un air rassurant :

— Mais tranquillisez-vous. Si vous verrouillez bien vos chambres, cela ne devrait pas poser de problèmes.

Comme Northan se relevait, le Ménestrel fit de même, comprenant que l’entretien touchait à sa fin. Et tandis que le Mage le raccompagnait à la porte, il reprit, pour être sûr d’avoir bien compris :

— Donc, même si on fait du bruit, au fond, on ne court aucun danger ?

— Ah ! fit le Mage. Je n’ai pas dit cela ! Un murmure, passe encore : vous n’en aurez qu’un (ou une) à votre porte, et cette dernière tiendra bon, c’est presque certain. Mais si davantage de bruit était produit, vous en auriez d’autres… Et, s’ils sont suffisamment nombreux, ils pourraient briser vos petites formules de verrouillage. Là, ce serait évidemment terrible.

Une fois sur le seuil, Northan lui remit encore une fois la main sur l’épaule tout en le poussant gentiment vers la sortie et tout en lui répétant de se tranquilliser avec tout cela en suivant simplement les règles. Mais le Ménestrel avait encore une question, la dernière, celle qui l’embêtait le plus :

— Est-ce qu’ils peuvent savoir des choses que les autres ne savent pas ?

— Je ne comprends pas bien votre question, s’enquit alors le Mage, tout à coup soucieux et ravalant le « au-revoir » qu’il s’apprêtait à lancer. La Nécromancie vous intéresse ?

— Euh non… répondit le Ménestrel qui ne savait pas très bien ce qu’était la nécromancie. Mais j’ai eu l’impression qu’une voix m’appelait, qu’elle me disait des choses que moi seul connaissait.

— Oh, ça ? fit le Mage, soulagé et poussant le Ménestrel dehors avant de refermer la porte. C’est une évidence ! C’est parce qu’il doit s’agir de quelqu’un qui vous connaît. Ou plutôt, devrais-je dire, qui vous a connu...