Fyctia

— Moi c’est Billy, lui chuchota le blondinet aux yeux clairs qui marchait à côté de lui. Et toi ?

— Ben moi, du coup, c’est Ménestrel, répondit-il comme si la boutade de tout à l’heure l’avait vexé.

Suivant ensuite l’instructeur, tout de noir vêtu et qui leur prêtait une attention modérée, le groupe se mit à descendre une volée de marches dont les plus hautes commençaient à se couvrir du givre qui s'étendait rapidement depuis la cour glacée.

— T’inquiète, on a tous des surnoms ici, reprit son camarade tandis qu’ils passaient sous une arche. Par exemple, devant toi, celui qui regarde ses pieds en marchant, c’est la Balance. Tu devines pourquoi ? Il adore les maths, les chiffres, il passe son temps à évaluer le poids de tout ce qu’il voit. Pas vrai, la Balance?

Le dénommé Balance, un petit garçon à la peau bistre et aux yeux à demi-fermés, se retourna. Malgré la faible luminosité qu’une poignée de torches lui fournissait dans ce petit corridor de pierres sombres, il jaugea le Ménestrel de haut en bas en un clin d’œil. Il lui adressa alors ces paroles singulières :

— Toi, tu pèses pas lourd. T’irais pas loin…

Billy pouffa. Le groupe quitta ensuite le corridor pour tourner dans un passage qui descendait d’un niveau et qui semblait mener vers des parties mieux éclairées. En même temps que le froid refluait un peu, une odeur d’écurie monta au nez du ménestrel. Il aimait bien les chevaux, il avait souvent été chargé de les surveiller lorsqu’il était encore au village. En repensant à cette période, qui ne reviendrait certainement plus, son cœur s’emplit d’une sourde tristesse. Mais il ne voulait pas montrer ses émotions à tous ces gens qu’il ne connaissait pas encore très bien. Aussi, il se domina et tourna de nouveau ses pensées vers ses camarades. Quelle étrange remarque sur son poids… Et quel rapport avec la distance parcourue ?

Voyant la perplexité qui s’affichait sur le visage du Ménestrel, Billy reprit : « Il nous a sorti une phrase un peu comme ça, à chacun de nous. Il est comme ça, la Balance… Depuis son arrivée ou presque... Il vient d’Orkan, un village au sud de la forteresse. Quand le prêtreur l’a amené, lui et quelques autres, il y a trois mois, ils sont passés par la passerelle sud. C’était le jour de l’accident. »

— Un accident ? demanda le Ménestrel tout en essayant de se repérer parmi les nombreux couloirs qu’ils empruntaient, tournant tantôt à droite et tantôt à gauche et tandis que les odeurs d’écurie s’éloignaient pour laisser place à de vagues senteurs de légumes en train de bouillir dans une marmite. Ne distinguant nulle part le moindre indice visuel d’une quelconque cuisine, le ménestrel se dit simplement que « quelque part » dans les souterrains de cet édifice, quelqu’un se faisait une soupe.

— Oui. Oh, tu sais, il y en a souvent ici, des accidents. Celui dont je te parle, c’était des agents d’entretien de la toiture. Faut tout le temps la déneiger ou réparer des trucs. Faut pas avoir peur du vide, ça je te le garantis. Bref, les agents travaillaient tout en haut d’une des plus grandes tours et l’un d’eux a glissé avec tout son attirail : son sac à dos, les chaînes d’accroche qui avaient dû céder, les lattes de bois qu’il portait, tout le bazar quoi.

— Il est tombé ? demanda le ménestrel, dont la perspective de chuter dans le vide menaçait de remuer une fois de plus ses entrailles.

— Je sais pas si tu te rends compte, mais entre le toit et la passerelle d’entrée, doit bien y avoir cinq cent mètres. Alors t’imagines…

Non, il n’imaginait pas. Il ne voulait pas imaginer, préférant porter ses regards sur les différentes salles qu’ils traversaient, parfois vastes, larges et richement décorées d’armoiries, de tentures, de lampes ; et quelque fois exiguës, à peine plus grande qu’un placard double, et sobrement meublées d’un sofa et d’une table basse. Occasionnellement, des élèves comme eux, mais sensiblement plus grands, étaient assis dans ces salles, parfois dans des alcôves attenantes. Tous semblaient discuter à voix basse, et les mots qu'ils lâchaient dans une petite écharpe de buée, était aussitôt enveloppés par une douce lumière cuivrée.

— Il n’y pas de barrière au bord des toits ? demanda le ménestrel dont le sens pratique, toujours aiguisé, se frayait enfin un chemin dans son esprit embrumé depuis ce matin, depuis son déracinement, sa longue marche dans les montagnes et les paysages inconcevables qu’il avait vus.

— Non. Enfin, il y a un rebord. Mais arrondi, tu vois ? En fait, les gars et les filles du groupe de la Balance nous ont raconté : ils ont entendu crier et en levant la tête ils ont vu l’ouvrier dévaler le toit verglacé puis, une fois en bas de la pente, décoller bien haut à cause de ce rebord en forme de tremplin et puis…

— Et puis quoi ? questionna-t-il de nouveau, voulant aller au bout de l’histoire que ce jeune Billy était en train de lui raconter, sous peine – devinait-il, malgré ses dix ans – de garder ces morceaux d’images en tête et de leur inventer sans cesse des conclusions toutes plus horribles les unes que les autres afin de meubler le vide inquiétant que son cerveau n’aurait pas accepté.

— Ben, la gravité… Il a chuté sur des centaines de mètres avant d’arriver au niveau de la Balance et des autres qui l’ont alors vu passer de près.

— Il s’est écrasé sur la passerelle ? demanda le ménestrel après un long moment car l’instructeur venait de leur dire, sur le ton d’un rappel, de ne plus faire aucun bruit vu qu’ils passaient devant les Salles de Silence.

— Non, il est passé à quelques mètres et il a continué de tomber dans le gouffre, répondit Billy, pressé de clore la discussion et de passer à un autre sujet. La Balance et les autres sont ensuite rentrés, sur l’ordre de leur prêtreur, et ils ont même pas entendu le bruit du choc au fond du ravin. Paraît d’ailleurs que c’est un puits sans fond. Mais ça, j’y crois pas trop…

— Bien sûr qu’il a un fond, lança une petite voix sèche derrière eux.