Fyctia
3 - 3e Lettre de l’avent-suite
Ce n’était pas un vêlage du tout. Quand j’ai saisi ce qui se passait, j’ai bien cru que j’allais suffoquer. Mes tympans se sont mis à bourdonner… j’ai essayé désespérément de penser à autre chose mais c’était trop tard. La plainte sourde provenant du cadavre continuait de nous parvenir, et la déformation de la vache progressait lentement de la matrice vers le ventre, du ventre vers le garrot, du garrot vers le cou… à l’inverse total d’un accouchement. Quoique ce fût, le corps au-dedans remontait dans les entrailles de la vache. Mes jambes tremblaient. La trame de sa peau, au niveau du cou, semblait se tendre et se déchirer, se déformer sous la forme qui tentait de s’en extraire. On pouvait voir la pression du corps étranger chercher à se frayer un chemin au-dehors à travers le derme. Le poil et la robe de la vache se soulevaient par endroit précis, prêt à rompre, mais retombaient systématiquement, avant de réapparaitre plus loin dans un même procédé. Puis un hoquet a provoqué un soubresaut nerveux dans la gueule de l’animal, qui s’est ouverte en large.
J’ai sursauté. Un avant-bras inhumain, englué de plasma et de bile, où se mêlaient des résidus de sang, venait de sortir de la gueule de l’animal. Il s’étirait hors du gosier, comme à la recherche d’air, tournant sur lui-même dans une vrille faible et désarticulée. Le membre tout entier était recouvert de ce mélange de liquide noirâtre et de fiel. La main se crispait et se tordait dans l’air, cherchait désespérément à s’agripper quelque part. Retombant lourdement sur la bâche, elle a paniqué et a cherché à s’accrocher au plastique, puis, a trouvé une prise, et s’est tirée lentement hors du cadavre, rapportant progressivement vers l’ouverture de la gueule disloquée, un deltoïde, puis une épaule, et un trapèze à la surface, luttant carrément pour s’extirper du gosier de l’animal. On ne voyait rien d’autre que ces muscles poisseux. Puis le haut d’un crâne est apparu. Monstrueux. Les cheveux, pouilleux, entremêlés et souillés de bile, ressemblaient à d’étranges filaments rouge-blond teintés de sang. C’était le haut d’un crâne appartenant à une femme. L’étudiante qui se frayait un chemin en dehors du cadavre avait dû être belle avant son passage forcé dans les entrailles. Mais elle n’avait maintenant qu’une allure sinistre…
Les réactions des étudiants présents m’ont remplie de dégoût. À les voir rire, j’ai compris ce qui s’était déroulé jusqu’à maintenant. Et ce qui allait se passer par la suite…
Une fille à côté de moi, constatant qu’un des étudiants plus âgés qui supervisaient la scène quittait le demi-cercle et s’approchait d’elle pour la suite du programme, a commencé à secouer la tête et à marmonner en boucle « non… non… non… ». Le garçon lui a saisi le bras, et malgré les protestations, l’a traînée sur la bâche à l’arrière de l’animal, sous les exclamations des autres étudiants et des encouragements de certains camarades. Elle était tellement terrifiée qu’il n'a même pas eu à forcer.
De l’autre côté, la jeune fille rampait maintenant à plat ventre, le buste à moitié sorti de la gueule de l’animal. Elle pataugeait à l’aveugle sur la bâche comme une naufragée échouée dans les boyaux d’une baleine. Gardant les yeux clos – elle refusait de les ouvrir –, elle grimaçait le visage crispé de répugnance et d’écœurement. L’odeur qui exultait de la scène nous parvenait malgré la distance, de forts relents de sueur, de sang et d’excréments rejoignaient les étudiantes qui se tenaient une main sous le nez.
La gueule de la vache s’était écartée un peu plus au passage des épaules. La chair avait commencé à craquer au niveau des ligaments, et se fissurait au niveau de la mâchoire – elle s’élargissait comme celles des boas. Le spectacle était contre nature. Les quatre ou cinq étudiants dégénérés qui attendaient la sortie de la fille ont applaudi avec des rires et des wouhous déplacés, certains poussant des cris de joie complètement tarés, genre : “— Yeah ! Et d’une !”
L’une des étudiantes à côté de moi se retenait de vomir.
La jeune femme qui s’extrayait du cadavre s’est extirpée de la gueule à bout de force et s’est écroulée en haletant sur la bâche, le visage déformé dans un vagissement de terreur animale. Un des étudiants, le plus grand et le plus massif d’entre eux, s’est approché et l’a relevée sans ménagement, alors qu’elle flageolait sur ses jambes, le visage entier recouvert de cette substance nauséeuse ; il lui a levé le bras en l’air en signe de victoire. La fille a vomi un peu de bile, comme si elle régurgitait le verre de vodka de trop, et elle s’est essuyée les yeux du revers de la main, en ignorant le liquide qui lui maculait le menton. Et elle a souri. Genre rictus heureux, l’émail de ses dents rougeâtres dissimulé derrière des résidus et des filaments coincés contre ses gencives comme des fibres d’orange sanguine. Pas rassurant du tout comme signal.
L’odeur était immonde. Putride. Des particules d’entrailles recouvraient ses épaules, son tee-shirt et ses jambes nues – elle était en short –, une bassine entière d’hémoglobine la recouvrait, mais la meuf souriait ! Genre heureuse d’avoir tenu le bizut. C’était affreux. Je te jure que je n’oublierai jamais ce sentiment : celui que la peur a une odeur.
L’étudiante qui a été amenée pour son tour sur la bâche tremblait de terreur. Elle en est tombée à genoux – ses jambes ne pouvaient plus supporter la pression, la mettant pile devant le fondement de l’animal et… »
Linh s’est arrêtée soudain, se retenant de rire. À notre gauche, la fameuse Estelle qui s’était plainte de notre conversation n’arrivait plus à retenir des haut-le-cœur marqués. Elle a repoussé sa chaise et s’est levée, une main devant la bouche, et s’est dirigée rapidement vers le fond du restaurant pour aller vomir. À côté, ses amis étaient tous pâles et silencieux, plus aucun ne mangeait, et tous avaient l’air mal à l’aise et déconcertés. Son copain, gêné, faisait osciller la poivrière d’un doigt sur le plan de la table, et il a fini par lâcher un :
— Merde.
Linh m’a lancé un regard malicieux et a haussé les sourcils, mesquine. Puis elle a rapproché son plateau, repris son burger et l’a terminé tranquillement. Elle mâchait la bouche pleine et les joues gonflées, heureuse, me regardant comme une gamine ayant réussi sa bêtise.
Elle a terminé son repas, s’est levée d’un bond, sans un regard pour la table d’à côté, et m’a lancé :
— On y va ?
(... à suivre)
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