Hrod LINH 3 - 3e Lettre de l’avent-suite

3 - 3e Lettre de l’avent-suite

Linh s’est arrêtée au milieu de sa phrase, atteinte comme moi par cette remarque, et a semblé mal le prendre. Pour tout te dire, elle s’est crispée. Ça m’a mis mal pour elle. C’étaient des ados immatures de seize, dix-sept ans. Si on ne peut plus parler au restaurant, on fait quoi ? Au moins on ne passait pas la soirée à se montrer des vidéos sur nos smartphones.


Ladite Estelle avait l’air pimbêche par le travail de sa voix et des ondulations qu’elle se donnait. Le maquillage en accentuait l’effet. Elle se savait jolie avec ses lèvres pleines et ses sourcils épilés entièrement redessinés au crayon noir. Son allure apprêtée faisait d’elle le centre d’attention de sa table, et encore plus de sa pote envieuse que les garçons du groupe ignoraient machinalement. Le garçon qui avait répondu, les cheveux courts, taillés à la tondeuse, et les yeux vifs, ne pouvait s’empêcher de caresser la cuisse de la fille avec l’enthousiasme ridicule lié à son âge.


J’ai posé mon burger, cherchant une phrase à dire pour apaiser Linh, histoire de faire passer ce mauvais commentaire quand, fixant son plateau, elle a dit : « Je t’ai déjà raconté ma soirée d’intégration ? »


Elle a relevé la tête vers moi et a soutenu mon regard :


— C’est un peu trash, mais c’est une anecdote complètement folle.


À la table d’à côté, l’autre conne a continué de souffler à voix haute :


— Oh Seigneur… on avait enfin la paix.


Des rires ont fusé, à peine étouffés. Et ils ont continué à se moquer entre eux.


Linh a jeté un œil rapide et furieux dans leur direction, et s’est redressée un peu. Jusqu’à présent je ne m’étais pas senti d’intervenir. Clairement ils étaient plus cons que nous et ça n’aurait fait qu’envenimer les choses, mais là c’était trop. J’étais parti pour les remettre à leur place quand Linh m’a attrapé du regard avant que je ne puisse faire quoi que ce soit. Quelque chose dans sa posture m’a fait comprendre que l’histoire leur était plus destinée qu’à moi. Elle a redressé les épaules et a continué sans se démonter, la voix posée :


— Techniquement, c’était la soirée d’inté des étudiants vétérinaires de Toulouse, mais certains cycles en médecine y étaient invités. J’ai une amie qui était stagiaire à l’hippodrome, Déborah, qui observait les chevaux pendant les courses. Elle passait sa vie au champ là-bas.


Linh s’est essuyé les lèvres du revers de sa serviette en papier et a repoussé son plateau où restait un bout de son burger presque achevé. Elle m’a conseillé du regard de faire de même de manière discrète. Le groupe d’à côté se foutait encore de notre gueule. La fameuse Estelle imitant un blablatement interminable censé nous représenter.


Linh a continué :


— Ça se passait dans un des hangars de l’école, organisé sans l’autorisation de l’établissement, de manière totalement illégale. Une grosse beuverie comme la fac sait le faire. Sexe, drogue, alcool… une centaine d’étudiants en blouses et tenues d’infirmiers, stéthoscopes, outils et seringues en tout genre. Je crois qu’il y avait un thème ce soir-là : les filles étaient nombreuses à porter des bas résille et les mecs montraient leurs abdos ou leur bide sous les pans de chemise dégrafés, ça dansait et ça se touchait à tout va. Mais si je te dis soirée d’inté, tu me réponds ?


— Bizutage ?


Elle a hoché la tête.


— À un moment de la soirée, un mec de cinquième année m’a convaincue de le suivre dehors jusqu’à une étable. Il faisait bien nuit et il faisait froid. J’ai bien cru que j’allais coucher avec lui à ce moment – et ce type était une vraie bombe… j’en avais les nerfs tendus, rien qu’à m’imaginer passer un bout de la soirée avec lui dans l’air frais ; mais en arrivant dans l’étable, six autres étudiantes et un première année de médecine, arrivé là un peu par hasard, probablement à cause de la kétamine, étaient réunis debout autour d’une bâche étendue sur le sol. Le cadavre d’une vache gisait dessus. On oublie très vite à quel point c’est énorme, une vache. L’animal avait les yeux révulsés, et du sang maculait la bâche de flaques entières. Il semblait juste… mort. Pour tout t’avouer je ne comprenais pas pourquoi certaines des filles semblaient pâlir à en défaillir. J’avais déjà passé mon premier cours sur un cadavre à la morgue à cette époque – j’avais pleuré pendant trois nuits d’affilée, à m’en faire vomir. Incapable de trouver le sommeil. Là, il s’agissait juste d’un cadavre de vache. Pas d’un vieux, pas d’un homme cinquantenaire qui avait fait une crise cardiaque ou d’une adolescente ayant réussi sa TS. Surtout qu’on était tous en médecine – ou pire, à l’ENVT. Alors pour des vétérinaires, t’imagines. Ils avaient dû en voir d’autres. Déborah m’a raconté comment ils avaient étudié les entrailles d’un cerf une fois.


Linh à ce moment a baissé la voix comme pour attirer paradoxalement l’attention sur l’information qu’elle voulait dissimuler. Ça a tellement fonctionné que la table d’à côté s’est envoyé des coups de coude indiscrets pour se prévenir que la Vietnamienne reloue parlait d’un sujet sensible. Peut-être qu’ils s’attendaient à quelque chose de croustillant.


— Et puis… j’ai aperçu le ventre de la vache remuer.


Je suis rentré dans son jeu et me suis penché plus en avant :


— Remuer ?


Le silence autour de nous s’est fait de marbre. On entendait la stéréo passer en boucle ses sons heavy metal des années 80 ; à l’une des tables, un couple gay est parti payer l’addition au comptoir au fond de la salle, laissant l’ambiance sonore dans un calme stalinien.


Linh a passé outre ce silence et a fait semblant de faire un effort avant de poursuivre.


— Pendant un instant, j’ai pensé qu’on allait assister à un vêlage nocturne avec des complications. Les voies génitales de la vache étaient incroyablement dilatées – on aurait dit que quelqu’un l’avait ouvert aux forceps. (Un pouffement retenu est parti de la table d’à côté.) Mais l’animal semblait avoir succombé à la douleur à un moment de l’opération. La matrice de la vache s’est à nouveau déformée, comme si le veau tentait de se dresser depuis les entrailles. Et un cri horriblement aigu, assourdi depuis l’intérieur de l’animal, est sorti de ses côtes. La chose informe au-dedans de l’animal est retombée dans un floc immonde, et trois des étudiantes présentes se sont retenues de vomir. Les étudiants des années supérieures, alignés en demi-cercle tout autour de nous pour nous surveiller, prenaient un plaisir malsain à les voir s’horrifier et ricanaient d’un air supérieur.


Et puis j’ai compris.


(... à suivre)

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