Fyctia
3 - 3e Lettre de l’avent
I’m scared – I’m frightened to the roots
I’m scared; I show it in each sigh
I’m scared; I’ll bet you wonder why
My knees are knock, knockin’ so nervously
I’m scared to death that some day she’ll stop lovin’ me
15 novembre
MATHILDE,
Je t’ai laissée dans ma lettre d’hier avec une incroyable révélation, alors je commencerai celle-ci par une terrible banalité. L’imprimeur rue Concorde m’a facturé 18 € l’impression des deux ouvrages en fac-similés des « Textes religieux sumériens du Louvre », recueillant les tomes XV et XVI des textes cunéiformes conservés au département des antiquités orientales. Il me ruinera avant le début de ma soutenance… Il est donc fort probable que tu aies avancé la pizza de ce soir (celle d’il y a deux semaines pour toi) et je m’excuse de ramener ce souvenir pécuniairement douloureux à ta mémoire. Merci encore de ta grande compréhension. Tu sais à quel point cela compte d’avoir une amie comme toi… (Hum ? Comment ? Je ne t’ai pas vraiment laissé le choix ?)
Trêve de bavardage ! J’imagine que tu aimerais connaître la suite de l’épisode avec Linh. Curieuse ! Dehors, le tapotis de la pluie s’écoule contre les vitres de l’appartement tandis que je t’écris. Une musique de Sarah Vaughan passe sur mon iPad. Elle interprète « I’m Scared » tandis que le groupe de John Kirby l’accompagne aux instruments. Les conditions sont idéales. Moui, je pense que je vais pouvoir te raconter la suite.
Ah, mais la chanson se termine…
J’ai de légers frissons à son écoute. Le chauffage est coupé pour économiser sur la facture et je porte mon gilet sur le dos ; mais, sans doute, est-ce le hasard qui fait correspondre les paroles à ce que j’éprouve. Nerveux et craintif… je le suis un peu. Et en effet : « je parie que tu te demandes pourquoi. »
Même si tu as dû le deviner un peu… Linh me plaît beaucoup.
Elle est à peine plus âgée que moi, elle a vingt-sept ans – et je t’interdis ne serait-ce que de penser de rajouter « et toutes ses dents ! » – déjà, parce que je n’en sais rien, et que je ne tiens pas le compte de ses canines, figure-toi ! Ensuite, parce qu’elle n’est pas dentiste : mais médecin. Ou plutôt étudiante en fac de médecine, avec la blouse et tout l’équipement. Elle rentre dans sa 7e année et vient d’être acceptée en internat. Autant te dire qu’elle est surchargée. Je n’arrive à la voir que tard le soir de temps et temps, et encore, souvent elle reporte.
Mais on s’est revu assez rapidement après le Breughel, dans un bar du centre-ville. Une soirée sympa. On a réussi à se retrouver la semaine suivante au Burger’N’Co de Saint-Aubin. J’avais longé le canal pour y aller, profitant de la lumière oblique du soir pour une balade automnale. Des feuilles dorées flottaient sur l’eau comme des reines noyées, rainurées de leurs parures d’or et d’ambre. Les bancs de la promenade avaient disparu, enlevés le matin même pour être remplacés « dans la semaine ». (Chose qui à ce jour n’a pas encore été faite. Ce qui laisse des rectangles de terre sombre ponctuant le bord du canal à intervalles réguliers le long de la route.)
Pour construire les futurs socles, des ouvriers avaient jetés des planches de bois en vrac non loin des fosses. À mes yeux, cela ne pouvait signifier qu’une chose : que la mairie s’apprêtait à reprendre les travaux dans ce secteur ! Je n’en peux plus. Trois ans qu’ils rénovent la voie et les trottoirs depuis le pont du Faubourg, jusqu’à la place de la gare. La ville prend un nouvel aspect et si cela continue, on ne sera pas capable de la reconnaître derrière son nouveau visage – mais ma réflexion s’est évaporée…
À l’instant exact où je l’ai aperçue.
Linh se tenait au loin sur le trottoir, derrière trois-quatre passants, minuscule silhouette devant le restaurant. Elle s’est dressée sur la pointe des pieds en agitant le bras pour se faire remarquer, tout excitée au fait de me revoir. Et la simple vue de son sourire m’a rendu amnésique.
Elle avait tressé ses cheveux noirs en une longue natte qui lui retombait sur l’épaule, portant un simple tee-shirt noir sous un gilet sobre. Le temps était encore doux, voire même généreux, 22 degrés pour l’avant-dernier soir d’octobre. Tout chez elle était d’une simple élégance discrète.
Arrivé à son niveau, Linh s’est avancée. On s’est embrassé pour la première fois parmi la foule. Un groupe de jeunes attendait comme nous que le restaurant ouvre : quatre garçons et deux filles. Elle les a contournés et s’est penchée contre moi si naturellement que j’ai à peine eu le temps d’être surpris. Et ses lèvres ont pressé les miennes. Je ne pourrais te décrire le sentiment que cela a créé. Une joie mêlée d’une franche libération, un soulagement, une exaltation heureuse. J’étais comme un gâteau qui monte dans un four : mon cœur, tout mon corps, se gonflait de joie, chacun de mes membres, de ma nuque jusqu’aux bras, se couvrait de pétillements sous la chaleur de son contact et de sa présence. Thermostat 7, 220 °C.
Sûrement l’image la plus improbable que j’ai écrite à ce jour – et pourtant… je t’assure que je me sentais moelleux. J’étais rendu fier et confiant à l’extérieur, tendre à l’intérieur.
L’une des filles du groupe a gloussé stupidement, comme si elle avait assisté à quelque chose de honteux, et un des serveurs est venu nous ouvrir.
Une fois installés dans le restaurant, Linh souriait autant qu’elle parlait : en continu, alternant les euphories et les rires de connivence, puis je parlais à mon tour lui succédant dans ses monologues et déblatérais mes passions, cela n’en finissait plus.
(… Dieu a créé un typhon de dialogues en nous réunissant.)
On a échangé sans arrêt jusqu’à énerver la table d’à côté, où se trouvait le groupe d’adolescents. Probablement gênés par notre engouement, trois d’entre eux ont fait des remarques désagréables et se sont passés les commentaires comme un ballon de rugby. Et pour la première fois depuis six ans, je n’ai éprouvé aucune honte à continuer à parler et à rire en public, en pire !
On s’en tapait royalement.
Installée à la table, Linh a retiré son gilet et l’a déposé sur la banquette. Elle portait autour du cou un simple ruban d’un noir gothique au bout duquel pendait une petite pierre de grenat rouge sombre. Je crois me rappeler qu’un silence s’est fait dans la salle quand elle s’est découverte… ou bien la vision de son collier a tout occulté à mes oreilles et je me suis simplement tu. Nos plats sont arrivés : le serveur a déposé un burger Highway to Hell végétarien face à moi et un You could be mine triple steaks supplément piments et galette de pommes de terre pour elle… je n’ai aucune idée de comment elle a pu finir son plat. Nous avons continué de parler tout en les dégustant, comme deux amis ne s’étant pas revus depuis quarante ans, quand une des filles de la table voisine a lâché un :
— … Oh c’est bon là, ils me saoulent les deux.
Un des garçons, son copain probablement, a répondu :
— Haha, Estelle tais-toi, ils vont t’entendre !
Ça m’a agacé.
(à suivre...)
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