Fyctia

— Alya ?

La voix de ma petite sœur, Thaïs, résonne dans mes oreilles. Elle se trouve à quelques pas derrière moi. Je devrai rentrer, mais je suis bloquée là. Le froid me glace les entrailles. La communication entre mon cerveau et mes muscles est coupée.

— Tu vas bien ? Tu es assise là depuis un moment.

— Oui, oui, je vais bien.

Thaïs cherche à comprendre ce qui se passe. Ce n’est pas habituel pour moi de rester immobile. Elle se déplace pour me faire face. Elle doit s'inquiéter, mais je ne me sens pas encore prête à tout lui raconter.

— Je sens qu’il y a quelque chose.

— Laisse moi encore un moment seule. Je viendrai manger avec vous.

Ses traits se crispent, mais elle se résout à retourner à l'intérieur. Se doute-t-elle de quelque chose ? Ma petite sœur est la personne qui me connaît le plus au monde. Dans notre univers, à part la liaison, il n’y a pas de grand bouleversement. Elle doit l’avoir envisagé et elle a peut-être déjà partagé ses doutes avec mes parents. Je n’ai pas encore eu le temps d’imaginer la manière de leur annoncer la nouvelle; ce n’est pas très courant d’être lié si jeune. Je suis certainement la plus jeune liée de la communauté.

Mes parents vont tout d’abord être contents pour moi, mais ils vont certainement émettre une réserve sur la rapidité des événements. Habituellement, les jeunes ont le temps qu’ils souhaitent pour se connaître avant de se marier, même si la pression familiale fait qu’ils ne tardent jamais beaucoup. Si le président veut prendre sa retraite au plus vite, alors je serai mariée avec Aaron dans peu de temps. Vraiment très peu de temps. Nous n’aurons pas le temps de nous connaître.

Un magnifique couché de soleil décore le ciel. Je reste là, à me balancer et à profiter de mes derniers instants de tranquillité. J’adore être dehors et profiter de la nature. C’est pour cette raison que je voulais travailler dans les champs ou à la ferme. Il faut que je me fasse une raison, jamais je ne pourrai avoir cette vie. Ma vie va se résumer à rester à l'intérieur et aider mon mari dans ses tâches de président. Un enfer.

Mon mari. C’est pour l’instant tellement irréel. C’est la vie de quelqu’un d'autre, pas la mienne. Comment pourrais-je y croire quand je n’ai jamais rencontré mon promis et que je ne sais pratiquement rien de lui ?

Quelque temps plus tard, j’entends que mon nom est crié depuis la porte de la maison. Je respire profondément afin de prendre le courage nécessaire à faire face à la réalité.

Arrivée devant la table qui prend une grande partie du salon de notre petite bicoque, je salue mes parents. Je m’assieds à la droite de ma sœur et ma mère nous sert la soupe habituelle. Est-ce que je dois tout leur dire comme ça de but en blanc?

— Ayla, ta sœur nous a dit que tu es restée longtemps assise. Y-a-t’il quelque chose dont tu

aimerais nous parler ?

J’adore mes parents; ils arrivent toujours à trouver les bons mots. Ma mère m’envoie un regard réconfortant. Elle s’assied sur sa chaise et prend sa cuillère en bois pour entamer son bol de soupe.

— Oui, j’ai quelque chose d’important à vous dire. J’ai été liée par la magie.

— Pour tout te dire, on s’en doutait. C’est une grande étape de ta vie. Comment te sens-tu ?

— Surprise. Confuse. Choquée.

— C’est encore tout nouveau pour toi, tu vas t’y habituer.

— Je ne sais pas.

— Comment s’appelle ton promis ?

Ma mère me fixe intensément. Un sourire d’encouragement vient arborer ses lèvres pour essayer de me détendre. Mon père a la tête baissée sur son bol et montre un visage neutre, ce qui ne lui ressemble pas.

Je reprends une grande inspiration, ferme les yeux quelques secondes. Quand je vais prononcer ces mots, tout va changer. Ce nom va mettre un terme à mon petit monde. Il va basculer mon univers dans une toute autre dimension.

— C’est Aaron. Le fils du président.

Je vois les trois paires d'yeux ouverts qui se tournent vers moi vigoureusement. Un silence s’installe. Je vois mes parents tourner la tête l’un vers l’autre. Ils doivent être en train de communiquer à travers leur lien. Je baisse la tête sur mon bol et me force à avaler une bouchée.

— Vous êtes-vous déjà rencontrés ?

— Non. Vous êtes les premiers à le savoir. Je l’ai convaincu de taire l’information à ses

parents jusqu’à demain soir quand je les rencontrerai. Je crois que ses parents voudront

nous marier le plus vite possible.

Mes parents ne semblent pas surpris de ma dernière phrase. J’imagine que se marier rapidement après l’apparition du lien est courant dans les hautes familles.

Nous savons tous les trois que toutes les filles de mon âge rêveraient d’être à ma place. Mes parents savent que je n’ai jamais voulu changer ni de statut social, ni avoir un quelconque pouvoir. Je sens que ma mère ne sait pas trop quoi dire. Elle est gênée et cherche ses mots pour apaiser mes craintes.

Ma mère comme n'importe qui ne remettra jamais en cause la magie. Depuis des générations, la magie lie les âmes faites pour être ensemble. Elle a accompagné mon peuple depuis l'extinction. Elle ne s'est jamais trompé. Elle fait partie de nous.

— Dites quelque chose.

— C’est une grande nouvelle Ayla. Nous sommes simplement très surpris ton père et moi.

— Je suis aussi surprise que vous ! Je ne pensais pas être liée si jeune et, en plus, au fils du

président. C’est comme si toute ma vie s’écroulait.

— Pour l’instant, c’est un choc pour toi, mais le temps rendra les choses plus faciles tu

verras.

— Je l’espère.

Elle me tend la main pour que je la lui serre au-dessus de la table, ce que je m’empresse de faire. Mon père me regarde enfin. Son air est déterminé.

— Tu veux qu’on t’accompagne demain pour rencontrer le président et sa femme ?

— Merci, mais je dois le faire seule.

Thaïs n’a pas dit un mot de toute la conversation, mais je sais ce qu’elle pense. Elle est triste que je n’aie pas eu la vie que j’aurais voulu. Elle sait qu’aucun mot ne pourrait soulager mes craintes en ce moment alors elle préfère se taire.

Nous finissons notre repas en parlant de choses et d’autres. Je vais me coucher tôt, demain est une longue journée. Une journée remplie de mes derniers instants de liberté, mais qui va, surtout, marquer mon entrée dans la famille du président.