Farahon L'étreinte du sari et de la neige Chapitre 7

Chapitre 7

La tempête ne faiblit pas.


Le vent siffle à travers les interstices des fenêtres, faisant trembler les vieilles charpentes de la maison. Assise en tailleur sur le tapis du salon, je regarde distraitement les flammes danser dans la cheminée. J’ai peu dormi, hantée par des souvenirs enchevêtrés et ce sentiment grandissant que je touche enfin à quelque chose de plus grand, de plus profond.


Dev envahit mes pensées plus souvent que je ne le voudrais. Je revois encore son sourire moqueur dans la bibliothèque, le son de son rire quand j’ai fait tomber les livres, la chaleur de son corps contre le mien lorsqu’il m’a acculée contre l’étagère.


Je secoue la tête, agacée contre moi-même. Ce n’est pas le moment.


Mon regard revient sur le journal posé devant moi.


Un carnet jauni, usé par le temps, avec des pages dont l’encre s’estompait par endroits. Anjali. Une jeune Indienne qui a vécu ici, à Sundarleigh, lorsque les colons britanniques y ont apporté Noël.


J’ouvre le journal, feuillette les pages avec précaution jusqu’à la dernière entrée, la plus marquante. Je prends une profonde inspiration et commence à lire.



3 décembre 1885

Aujourd’hui, ils ont commencé à installer leurs décorations pour cette étrange fête qu’ils appellent Noël. Je n’ai jamais rien vu de tel. Des lumières qui scintillent, des guirlandes dorées suspendues aux arbres, une étoile immense au sommet de la demeure du gouverneur. J’ai entendu des chants résonner à travers le village, portés par la brise du soir. J’ai fermé les yeux et j’ai écouté.


C’était beau.


Je ne comprends pas tout de cette fête, mais je vois les enfants anglais courir autour du grand sapin qu’ils ont fait venir d’on ne sait où. Ils rient, leurs joues rosies par le froid, leurs mains serrant des sucreries emballées dans du papier brillant. J’ai demandé à Amma si nous pouvions aussi décorer notre maison. Elle a détourné les yeux avant de répondre : ‘Nous avons déjà nos lumières, beti (1). Celles qui ne s’éteignent jamais.


Je ne sais pas si elle voulait parler des lampes à huile ou d’autre chose.


Je fronce les sourcils et relis cette phrase. Celles qui ne s’éteignent jamais. Une expression anodine, peut-être, mais qui pourrait cacher quelque chose. Une tradition oubliée ? Un rituel ancien que les colons auraient voulu effacer ?


Je poursuis ma lecture.


15 décembre 1885

Aujourd’hui, j’ai voulu essayer. Juste un peu. Je ne sais pas pourquoi, mais cette fête m’attire, me trouble. J’ai passé l’après-midi à découper des bandes de tissu coloré, à tresser des perles pour en faire une guirlande. C’était joli. Vraiment joli. Alors je l’ai accrochée au seuil de notre maison.


Je n’aurais pas dû.


Un homme en uniforme est passé. Il a arraché ma guirlande et l’a jetée à terre. J’ai protesté. Je lui ai dit que c’était beau, que ça ne faisait de mal à personne. Il m’a regardée avec un air froid et m’a simplement répondu : Ce n’est pas pour vous.


Puis il est parti.


Mon estomac se serre.


"Ce n’est pas pour vous."


Je me demande combien de fois ces mots ont été prononcés dans ce village. Combien de traditions ont été balayées, étouffées, écrasées sous le poids d’une culture imposée. Je me sens un peu perdue et me demande pour quelles raisons, les colons ont voulu importer Noël si c'est pour empêcher les villageois de le fêter à leur façon.


21 décembre 1885

J’ai surpris Bapu (2) aujourd’hui. Il parlait bas avec d’autres hommes du village, dans un coin reculé du marché. Je ne les ai pas interrompus, mais j’ai tendu l’oreille. Il était question d’un endroit. D’un lieu caché où quelque chose devait être protégé. J’ai entendu le nom de l’ancienne chapelle, celle qui n’est plus utilisée depuis des années.


Je ne comprends pas. Pourquoi parleraient-ils d’une chapelle chrétienne ? Qu’y a-t-il là-bas ?


Quand Bapu est rentré, j’ai essayé d’en savoir plus. Mais il m’a simplement dit : Certaines choses ne doivent pas être oubliées, beti. Peu importe ce qu’ils veulent nous faire croire.


Un frisson me parcourt la nuque.


L’ancienne chapelle.


Je ferme les yeux et essaie de visualiser l’endroit. Je crois me souvenir d’un vieux bâtiment en pierre, recouvert de lierre, perdu quelque part à la lisière du village. Un lieu dont personne ne parle vraiment, comme si sa présence n’avait plus d’importance.


Mais si Anjali en parlait… c’est qu’il y avait une raison.


24 décembre 1885

J’ai regardé la messe de minuit de loin, cachée derrière un mur de pierre. Les lumières, les chants, les prières… Il y avait quelque chose de solennel, de puissant. Mais je n’étais pas la seule dans l’ombre. J’ai vu d’autres habitants du village qui observaient, silencieux. Certains murmuraient entre eux. D’autres détournaient les yeux. Je crois que chacun se demandait, à sa manière, ce que tout cela signifiait.


Ce soir, j’ai compris une chose : ce n’est pas Noël lui-même qui me fascine. C’est ce qu’il représente. Une manière de rassembler, de créer un moment hors du temps. Peut-être qu’un jour, cette fête pourra être autre chose. Pas un symbole de pouvoir. Pas une séparation entre eux et nous. Juste… un instant de paix.


Je referme le journal avec précaution, le tenant entre mes mains comme un objet sacré.


Anjali savait.


Elle avait compris qu’il y avait autre chose sous la surface de Noël à Sundarleigh. Que cette fête n’avait pas simplement été apportée comme un cadeau, mais comme un outil. Peut-être même une arme.


Mais ce qui m’obsède le plus, c’est l’ancienne chapelle.


Pourquoi Bapu en parlait-il avec tant de mystère ? Qu’y avait-il à protéger ?


Je me lève, mon esprit tournant à toute vitesse. Je dois y aller.


Avant, j’aurais hésité. Avant, j’aurais laissé la prudence dicter mes pas. Mais pour une fois dans ma vie, j’ai l’impression d’être exactement là où je dois être.


Je vais découvrir la vérité.


Et personne, pas même Dev et ses regards perçants, ne pourra m’en empêcher.


(1)Beti : fille en hindi


(2) Bapu : Père en hindi

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13 commentaires

Patrick de Tomas

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Il y a 2 jours

On pressent que quelque chose de mystérieux et peut-être sacré relie la tradition européenne de Noël à celle de cet ancien lieu de culte. Bon, c'est juste mon ressenti.

Scriptosunny

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Il y a 10 jours

J'aime beaucoup l'idée du journal qui nous plonge dans le passé. J'ai envie de savoir ce qu'ils cachent. Et surtout, j'aime la manière dont tu décris Noël à travers ce journal.

Farahon

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Il y a 10 jours

Je suis contente que ça te plaise, j'avais hésité à le faire mais je suis dit que c'était un bon moyen de faire un sorte de flashback

Thalie C

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Il y a 13 jours

Alors là, c'était déjà assez mystérieux comme histoire mais cette fois ça l'est encore plus !

Farahon

-

Il y a 10 jours

Haha j'aime bien brouiller les pistes ;)
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