Fyctia
Chapitre 2
— Viens, tu ne peux pas rester ici par ce temps.
Meera me tire doucement hors de la maison, refermant derrière nous la porte qui grince encore sous le poids des années.
La maison de Meera est presque exactement comme dans mes souvenirs : des murs crème, des rideaux brodés qui tamisent la lumière, une odeur de cardamome flottant dans l’air. Pourtant, elle n’est plus la même.
Tout ici est rempli d’une vie que je ne connais pas. Des dessins d’enfants accrochés au frigo, des chaussures minuscules alignées près de la porte, des rires qui résonnent dans les couloirs.
Je suis une étrangère dans un décor familier.
— Ça fait combien d’années déjà ? demande Meera en posant une main sur mon bras.
— 8 ans.
Dès que j’ai pu partir de ce village, je suis partie car j’étouffais ici, je n’étais pas comme les autres.
Elle hoche la tête, pensive.
— Trop longtemps.
Un bruit de pas précipités interrompt notre conversation. Deux enfants apparaissent dans le salon, un garçon et une fille, à peine plus hauts que la table basse.
— C’est qui ? demande le plus petit, les sourcils froncés.
Meera rit et les attire vers elle.
— Sanya, je te présente Priya et Arun. Mes deux monstres.
Je souris.
— Enchantée.
Priya me fixe un instant, puis tourne la tête vers sa mère.
— Elle va dormir ici ?
— Oui, à cause de la tempête.
Les enfants haussent les épaules et retournent jouer, comme si accueillir une inconnue en pleine tempête était une chose normale.
— Et Raj ? je demande en regardant autour de moi.
— Il rentre tard ce soir. Son travail le retient souvent ces derniers temps.
Il y a quelque chose dans sa voix. Un léger pincement, une nuance que je n’arrive pas à décrypter.
— Viens, on va dîner.
Meera a toujours été une excellente cuisinière. Le dhal (1) fumant qu’elle sert emplit la pièce d’une odeur réconfortante. Pourtant, je n’arrive pas à me sentir à ma place.
— Alors, raconte-moi tout. Pourquoi ce retour soudain ?
Je repose ma cuillère, hésitante.
— Je voulais récupérer des affaires de mon père. Et puis…
J’hésite avant d’ajouter :
— J’ai retrouvé son carnet de dessins.
Meera s’immobilise, son regard s’assombrissant légèrement.
— Et alors ?
— Il dessinait Noël. Tout le temps. Il en parlait avec ma mère. Il était fasciné par cette fête.
Meera pousse un soupir et secoue la tête.
— Sanya… Si j’étais toi, j’oublierais cette idée.
Je fronce les sourcils.
— Quelle idée ?
— Tu sais très bien de quoi je parle. Ne t’avise pas de vouloir relancer cette tradition ici. Je te connais, je sais que quand tu as une idée en tête tu fais tout pour arriver à tes fins mais s’il te plaît pas cette fois-ci.
Je repose ma cuillère avec un bruit sec.
— Pourquoi pas ? Parce que Dev ne veut pas ?
— Parce que Dev a fait en sorte que Noël disparaisse du village. Complètement. Depuis des années.
Un silence s’installe.
— Mais pourquoi ? je murmure.
— Tu te souviens, quand on était enfants ?
Je hoche la tête, le souvenir revenant lentement à la surface.
— Quand j’ai voulu organiser une fête de Noël à l’école…
Meera acquiesce, son regard grave.
— Et que le père de Dev a mis un terme à tout ça.
Une brûlure familière s’installe dans ma poitrine. Je me rappelle encore le regard sévère du père de Dev, son ton autoritaire, la façon dont il avait balayé mes efforts comme s’ils n’étaient rien.
— Dev a pris la relève, poursuit Meera. Il a effacé chaque trace de cette fête. Et il s’est assuré que personne ne la remette en question.
— C’est insensé.
— Non, Sanya. C’est la réalité d’ici.
Elle soupire et pose une main sur la mienne.
— Écoute, je suis heureuse que tu sois revenue. Mais si tu veux la paix, ne cherche pas à réveiller le passé. Le village semble enfin avoir tourné la page et il n’est pas la peine de remuer le couteau dans la place.
Je détourne les yeux vers la fenêtre, où la tempête bat toujours son plein.
Le passé ne peut pas être effacé.
Mais peut-être que je n’ai plus ma place ici.
Allongée sur le matelas que Meera a installé pour moi, je fixe le plafond, incapable de trouver le sommeil.
Vingt-huit ans.Vingt-huit ans et… rien. Rien d’accompli. Rien de stable.
Londres ne m’a jamais vraiment offert la vie que j’espérais. Je suis passée d’un projet à l’autre sans jamais les mener à bout. Chaque relation s’est effondrée avant même d’avoir une chance d’exister. J’ai voulu croire que j’étais faite pour autre chose, pour plus grand, pour ailleurs. Je pensais que retourner dans le pays de ma mère, allait me permettre de prendre un nouveau départ, de voler de mes propres ailes, ses ailes que le village semblait m’avoir coupé.
Mais quitter Sundarleigh n’a pas changé grand chose. En réalité, je n’ai jamais rien construit.
Et ce soir, alors que j’ai vu Meera, rayonnante dans son foyer, je me rends compte à quel point je suis à la dérive.
Je n’ai pas de maison. Pas de famille. Pas d’ancrage.
Juste une valise et des regrets.
Alors pourquoi suis-je revenue ?
Je repense aux dessins de mon père, à son émerveillement pour Noël.
Peut-être que c’est insensé. Peut-être que c’est une dernière illusion à laquelle me raccrocher.
Mais si je ne peux rien laisser derrière moi, si je ne peux pas réparer tout ce qui a échoué…
Alors peut-être que relancer Noël sera ma seule façon de laisser une trace.
Une dernière chose avant de repartir.
Avant de disparaître pour de bon.
(1) Le "dhal" est un plat indien traditionnel à base de lentilles cuites, souvent assaisonné d'épices comme le curcuma, le cumin et la coriandre. Il est généralement accompagné de riz ou de pain indien comme le naan ou le chapati.
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Soäl
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Farahon
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Aline Puricelli
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petites.plumes
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