Fyctia
Chapitre 3 - Hugo (1/3)
Insomnie, souvenirs et sarcasme
Je suis allongé sur le lit, les bras en croix, toujours habillé, cravate encore nouée, chaussures aux pieds, et je fixe le plafond comme si une réponse allait y apparaître par magie.
Spoiler : il ne se passe rien.
La chambre est silencieuse. Trop. Le genre de silence épais, moelleux, presque agressif, qui vous laisse seul avec vous-même et toutes vos bonnes résolutions qui font semblant d’être solides. La maison d’hôtes est confortable, décorée avec soin, et pourtant je me sens comme un extraterrestre parachuté sur une planète où tout le monde parle guimauve et se nourrit exclusivement d’espoir.
Je n’arrive pas à dormir.
Ce n’est pas le lit – il est parfait. Ni la couette – elle sent la lavande et la lessive familiale. Ni même la musique de Noël lointaine qui s’échappe du salon du rez-de-chaussée – elle est étrangement apaisante, une vieille chanson jazzy qui rend les guirlandes moins menaçantes.
Non, c’est juste… moi.
C’est ma tête, trop pleine. Mon cœur, trop con. C’est cette foutue ville qui me fait l’effet d’un boomerang émotionnel. Et surtout, c’est lui. Liam Montgomery. Maire grognon, cow-boy des neiges, incarnation vivante du jugement silencieux. Et j’y repense. Encore. Et encore.
Je me tourne sur le côté. Puis sur l’autre. Je finis par m’asseoir, comme si ça allait m’aider à réfléchir. À oublier.
Spoiler numéro deux : ça ne marche pas non plus.
Alors je me lève. Je fais les cent pas dans la chambre. Je regarde le sapin miniature posé sur la commode. Les petites guirlandes clignotent mollement, comme si elles aussi avaient envie de dormir. Je m’approche de la fenêtre. Dehors, la neige continue de tomber. En silence. En beauté. Insultante, presque. Et je pense à tout ce que j’ai fui.
À mon père, qui parlait de cette ville comme d’un trésor. À l’usine, que je vais probablement devoir fermer. À cette maison, à cette ambiance, à ce foutu Noël qui me saute à la gorge avec ses souvenirs enrobés de cannelle.
Je soupire.
Je devrais être en train de dormir, d’avancer dans mon plan. Me lever tôt. Être productif. Me préparer à négocier. Mais à la place, je me fais une tisane (oui, une tisane, ne juge pas), et je me recroqueville dans ce lit trop douillet avec mon ordinateur portable sur les genoux.
Je tape une note de compte rendu pour mon équipe :
Objet : Mistleberry
Situation sur place conforme à nos prévisions, bien que légèrement plus hostile que prévu.
Accueil glacial (au sens propre et figuré) de la part du maire, M. Montgomery.
Atmosphère générale : Noël sous stéroïdes.
Recommandations : ajuster le discours. Ne pas mentionner le mot “liquidation” à moins de vouloir déclencher une rébellion en bonnet tricoté.
Je relis. Je soupire. Je referme l’ordinateur. Et je reste là. Seul. Dans le noir.
Le problème, ce n’est pas que cette ville est trop pleine de souvenirs. C’est qu’elle est pleine de moi. Du moi que j’étais avant. Avant les responsabilités, les chiffres, les présentations PowerPoint et les gens qui me félicitent pour ma “froideur stratégique”.
J’ai été ce gosse. Celui qui courait dans la neige, qui aidait à ranger les jouets en fin de journée, qui croyait que son père était un peu magique. Celui qui pensait que les gens restaient, qu’ils étaient bons, qu’ils savaient ce qu’ils faisaient.
Spoiler numéro trois : les gens partent.
Je suis parti. Et maintenant je suis revenu, avec des chaussures trop brillantes et des intentions trop propres, et tout ce que je ressens, c’est que j’ai peut-être laissé quelque chose ici. Quelque chose d’important. Ou quelqu’un.
Je pense à Liam. À son regard qui transperce. À son ton sec. À sa colère contenue comme une avalanche prête à tomber. À cette façon qu’il a de se tenir, droit, solide, enraciné dans sa ville comme un chêne qu’on n’a pas le droit de déraciner.
Il me hait. Je le sens. Et pourtant. Il y a quelque chose d’autre. Quelque chose d’invisible. D’indéfini. Un courant qui passe. Une tension. Un silence chargé de trop de mots qu’on ne dit pas. Je me rallonge. Je ferme les yeux.
Et pour la première fois depuis que je suis revenu, je ne pense pas à ce que je vais dire demain. Ni aux chiffres. Ni aux décisions.
Je pense à lui. À ce que nous étions, à ce que nous sommes devenus. Et à ce que ça fait, d’avoir envie de rester.
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