Fyctia
Chapitre 2 - Liam (3/3)
Je rentre au bureau par la porte arrière. Celle qui me permet d’éviter les mamies trop curieuses, les ragots non sollicités et les “Alors monsieur le maire, vous en pensez quoi de l’angle de l’étoile au sommet du sapin ?” . Je pense que je m’en fiche, Brenda. Mais je souris. Toujours.
Je claque la porte derrière moi et respire. Trois secondes. Quatre.
Je m’installe à mon bureau, dégage une pile de dossiers dans un geste que j’espère autoritaire, et attrape ma troisième tasse de café du matin. Tiède, amer, pas assez sucré. Comme moi, aujourd’hui.
J’ai vaguement l’espoir que madame Huntley, dans sa sagesse vengeresse, prenne ce type en costard par le col et le secoue comme un sapin infesté de mites. Elle en est capable. Croyez-moi. C’est pas parce qu’elle fait du tricot sur son temps libre qu’elle ne peut pas recadrer un directeur financier avec un simple regard dont elle a le secret.
J’essaie de me replonger dans le dossier de la parade de Noël. Les chars, les lutins, la fanfare du collège, les bougies à LED… tout ce qui m’a paru important jusqu’à ce matin. Mais mon cerveau refuse de coopérer.
Parce qu’il y a quelque chose chez ce Hugo Marchand. Un truc que je n’arrive pas à ranger dans une case. Pas encore. Il y a cette façon de se tenir, droit, impeccable, comme s’il portait un costume même quand il dort. Ce regard trop calme. Cette voix trop mesurée. Et son nom. Ce fichu nom.
Je le connais. Pas juste parce qu’il est dans les documents. Je le connais.
Et d’un coup, tout remonte. Comme une vieille blessure qu’on pensait guérie. Des souvenirs qui s’invitent sans demander la permission. Le hall d’entrée de l’usine décoré de guirlandes, les odeurs de sucre et de bois, les rires des ouvriers. Son père, Georges Marchand, que tout le monde appelait "Jojo", qui riait fort, qui appelait les employés par leur prénom, qui m’avait donné, un jour, un petit camion en bois fait main. J’étais gosse. Huit ans. Il m’avait dit : "Tiens, Liam, pour le maire que tu seras un jour."
Je n’ai jamais oublié.
Et ce gosse, son fils, ce Hugo, discret, trop bien habillé, qui restait toujours un peu en retrait. Il observait. Il notait des choses dans sa tête. Déjà différent. Déjà à part. Et maintenant il est là. Revenu avec son regard brillant et ses dossiers blindés. Pas pour fêter Noël. Pas pour retrouver les anciens. Non. Pour fermer ce qui reste. Pour tout effacer.
Je me redresse et fais mine de consulter mon agenda, mais je n’en lis pas une ligne.
Mon regard se tourne vers la fenêtre. La neige tombe toujours. Plus fort, même. Le genre de neige qui transforme les rues en carte postale figée. Celle qu’on imprime sur des mugs avec écrit “home sweet home”. Mistleberry, sous la neige, c’est beau. C’est trop beau pour être vrai.
Et lui, ce foutu type en costume, vient d’entrer dans cette image parfaite avec sa logique, son planning, ses intentions que je devine à des kilomètres. Avec ses chaussures qui ne glissent pas. Avec ses mots bien calibrés.
Et moi, je suis censé faire quoi, là-dedans ? L’accueillir ? L’écouter ? Ouvrir les bras et dire "viens, détruis ce qu’on a de plus cher mais en souriant" ? Je n’ai pas de cookies à offrir. Et j’ai encore moins envie de faire la paix. Parce que ce n’est pas que du business. Pas ici. Pas pour moi.
C’est notre histoire. Nos racines. Ma gamine qui compte les jours avant la parade de Noël comme si c’était l’événement de l’année. C’est Mabel, qui fabrique ses guirlandes à la main depuis vingt ans. C’est mon père, mon grand-père, mes voisins.
Et c’est cette ville. Cette foutue ville qui refuse de mourir même quand on la pousse au bord du précipice. Je repose ma tasse. Je suis peut-être fatigué. Peut-être à cran. Peut-être trop émotif. Mais je suis aussi prêt à me battre.
Il garde son sourire poli, ses chemises repassées et son air de ne pas être concerné. Très bien. Qu’il garde ça. Qu’il garde tout ce qui le rend si différent de nous.
Et moi, je garderai le reste. Ma chemise à carreaux. Ma loyauté. Ma ville. Et cette boule au ventre qui ne veut pas se dissiper. Pas parce que j’ai peur. Mais parce que je le regarde, et que je vois ce qu’il aurait pu être, s’il était resté.
2 commentaires
Laetitia B
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Il y a un mois