Fyctia
Chapitre 2 - Liam (2/3)
Je le vois arriver avant même qu’il ait posé un seul pied hors de sa voiture.
Voiture noire. Brillante. Trop propre pour ce coin paumé. Vitres teintées, plaque d’immatriculation qui crie "Je viens d’ailleurs et je me gare n’importe où parce que je peux". Et c’est exactement ce qu’il fait : il se gare sur la place des tracteurs. La place. Celle qui accueille, chaque samedi depuis que je suis gamin, le marché fermier, les stands de confitures, et les concours de citrouilles mutants en automne. Le cœur battant de Mistleberry. Et ce type, avec ses pneus parfaitement cirés, vient rouler dessus comme s’il posait son cul sur le trône royal.
C’est un détail. Un détail qui dit tout.
Je m’appuie contre la barrière en bois qui longe le trottoir, ma tasse de café coincée entre mes mains. Ma veste en laine gratte un peu au col, et le vent s’amuse à tirer sur mon écharpe. Mais je reste là. Figé. Silencieux. J’attends.
Et puis il sort. Et putain. Il est... exactement ce que j’imaginais. Pire, même.
Un mélange entre un mannequin Calvin Klein version corporate et une pub pour parfum de luxe. Le genre de mec qu’on voit dans les magazines, les bras croisés, l’air intense, avec une légende du style "confiance, ambition, pouvoir." Il porte un manteau en laine gris anthracite parfaitement ajusté, une écharpe fine, et des chaussures qui n’ont manifestement jamais rencontré de sel de voirie. Ses cheveux sont coiffés avec une précision chirurgicale. Sa valise semble assortie à ses gants. Et son regard balaye la ville avec cette expression que je connais par cœur : la condescendance tranquille.
Il marche comme s’il flottait au-dessus de tout ça. Comme s’il était immunisé au froid, à la neige, à la boue. Comme si rien ici ne pouvait vraiment le toucher. Et moi, je déteste immédiatement cette attitude. Parce que j’ai vu des gars comme lui. Encore. Et encore. Et encore.
Les consultants. Les experts. Les "spécialistes" envoyés par des sièges sociaux trop loin d’ici pour sentir quoi que ce soit d’humain. Ils arrivent avec leurs graphiques, leurs promesses de rentabilité, leur langage aseptisé. Ils parlent de "plans de restructuration" comme on parle d’un changement de recette dans un muffin. Ils réduisent des vies entières à des colonnes Excel, et quand ils disent "on va devoir faire des choix", ils veulent dire : on va couper ce qui dépasse, ce qui coûte, ce qui gêne.
Ce qui fait battre un cœur de village. Et eux, ils ne restent pas. Ils signent, ils ferment, ils partent. C’est nous, les autres, qui restons à recoller les morceaux.
Alors quand ce Hugo Marchand descend de sa voiture, range ses gants comme un chirurgien prêt à opérer un cœur, et ajuste sa montre, je serre un peu plus ma tasse.
Il est venu tuer quelque chose. Je le sens. Et le pire ? Il a l’air de trouver ça parfaitement normal.
Je garde ma position. Bras croisés. Regard fixé. Je suis le maire, bordel. J’ai le droit d’accueillir les étrangers comme je veux. Et en l’occurrence, avec le niveau de tension que je ressens dans mes mâchoires, il a de la chance que je ne l’accueille pas avec un lance-neige.
Il me repère. Bien sûr qu’il me repère.
Je suis le type adossé à une barrière, avec une chemise à carreaux, une barbe mal rasée et une humeur de hibou dépressif. Il ralentit, hésite, et me sourit.
Il me sourit. Un sourire de professionnel. Poli. Calculé. Pas un vrai. Juste ce qu’il faut pour dire : "Je suis sympathique, je vous respecte, je vais détruire tout ce que vous aimez mais avec le sourire."
Je ne souris pas en retour. Faut pas pousser non plus.
Il s’approche, élégant, comme si la neige s’écartait naturellement sous ses pas. Il doit sentir le cuir, la vanille, et l’ambition. Moi, je sens le café froid et la fatigue municipale.
Quand il est à deux mètres, je l’achève :
— Vous avez garé votre voiture sur la place des tracteurs.
Il fronce les sourcils. Pas dramatique. Juste assez pour que je voie la confusion.
Parfait.
Il ne répond pas tout de suite. Il me regarde. Vraiment. Et là, pendant une seconde, je me demande s’il est capable de lire dans les gens. Parce qu’il m’analyse. Je le vois. Il essaie de comprendre si je suis un obstacle sérieux, ou juste un grincheux local qu’on peut contourner avec une poignée de main et un sourire. Mais attention : je suis les deux.
Quand je lui annonce que je suis le Maire, je le vois tilter. Ses yeux s’écarquillent à peine. Il aurait préféré quelqu’un d’autre. Quelqu’un de plus... docile, peut-être. Désolé, mon grand.
Il tend la main. Je ne la serre pas. Pas par impolitesse. Juste parce que… j’ai les mains pleines. Et accessoirement, parce que je n’ai pas envie. Il range sa main comme s’il s’y attendait.
Je le regarde garer son SUV ailleurs pui entrer dans la mairie, les dents serrées.
Et soudain, je me rends compte de deux choses.
Un : ce type est venu pour abattre ce qu’il reste de mon enfance, de ma ville, de ma sécurité.
Et deux : il a des yeux incroyablement beaux.
Super.
5 commentaires
Flopinette
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Il y a 21 jours
lovelover
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Il y a un mois
nedra08
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Il y a un mois