Fyctia
Chapitre 1 - Hugo (3/3)
L’entretien avec madame Huntley dure une heure et demie.
Enfin, quatre-vingt-seize minutes et trente-sept secondes, selon ma montre connectée. J’ai compté. Parce qu’il fallait bien que je m’occupe pendant que la directrice administrative de la ville de Mistleberry m’expliquait, avec une délicatesse de ballerine et une précision d’horloger suisse, pourquoi cette usine n’était pas juste un ensemble de murs fatigués et de machines vieillissantes, mais plutôt un symbole vivant de cohésion locale, de fierté communautaire, et de magie de Noël industrielle.
Chaque mot est pesé, tourné, emballé dans du papier cadeau et déposé sur la table avec un nœud. Chaque sourire est à la fois cordial et tranchant, comme une lame planquée dans une guimauve. Et moi, je fais ce que je fais de mieux : j’écoute, je hoche la tête, je prends des notes inutiles dans un carnet hors de prix, et je garde mon expression la plus neutre, celle que j’utilise quand je parle à des clients qui veulent acheter une entreprise avec le cœur, pas avec les chiffres.
Et pourtant, derrière les chiffres qu’on balance — chiffre d’affaires, pertes, dettes, emplois menacés — je sens ce qu’elle ne dit pas tout haut.
Elle me teste. Elle veut savoir si j’ai encore un bout d’âme. Si je suis juste ce type en costume venu de New York pour effacer cinquante ans d’histoire locale avec un stylo Montblanc et un contrat rédigé en Arial 11.
Elle est courtoise, oui. Mais pas dupe. Elle me sourit sans me lâcher des yeux, comme si elle voulait me percer un trou dans la poitrine et vérifier s’il y a encore quelque chose de chaud qui bat là-dedans. Et moi ? Je suis pro. Irréprochable. Formé pour rester calme, pour éviter de mélanger les souvenirs avec les bilans. Mais pas insensible. Pas ici. Pas maintenant.
Et c’est ça, le plus compliqué. Le pire, même. Parce que les photos accrochées au mur de la salle de réunion sont là. Des clichés vieux de dix, quinze, vingt ans. Enfants en bonnets rouges, ouvriers souriants devant un tapis de jouets en bois, machines peintes aux couleurs de l’arc-en-ciel. On dirait une pub vintage de Coca-Cola, version artisanat. Une époque où tout semblait plus simple, plus honnête. Où Noël voulait encore dire quelque chose.
Une usine de jouets. Sérieusement. C’est presque risible. Hollywood aurait refusé ce pitch pour excès de mièvrerie. Et pourtant. Ce cliché, c’était ma vie.
C’était la main de mon père sur mon épaule, quand il me faisait visiter les chaînes de production, le regard pétillant comme s’il dirigeait le Pôle Nord lui-même. C’était l’odeur de la sciure, du plastique tiède, et du chocolat chaud qu’on servait dans le hall à tous les employés en décembre. C’était les Noëls passés ici, avec mes mitaines tricotées main, et la sensation que ce lieu, malgré tout, m’aimait plus que je ne le méritais. C’était avant. Avant que je parte. Avant que je décide que moi, Hugo Marchand, je voulais autre chose. Une carrière. Des gratte-ciel. Une vie propre, nette, logique.
Je quitte la mairie plus tard que prévu, les épaules raides, la mâchoire douloureuse à force de garder un sourire de politesse sur commande. Mon attaché-case me semble plus lourd. C’est probablement psychologique. Ou émotionnel. Ce qui revient au même.
La neige, elle, s’est intensifiée. Les flocons tombent comme des confettis tristes, collant à mes cheveux, se glissant dans mon col, se logeant dans mes pensées comme des idées dont je ne veux pas mais qui s’incrustent quand même. Je remonte la rue principale, les mains dans les poches, le cœur dans les chaussettes. Je passe devant la boulangerie — ils y vendent toujours les mêmes pains d’épices grotesques en forme de rennes ou de bonshommes au regard flippant — et je sens une vague de nostalgie me frapper comme une boule de neige sournoise.
Et c’est là, juste là, que je le revois.
Liam.
Dans l’encadrement d’une vitrine illuminée. Les bras croisés. L’attitude d’un mec qui n’a besoin de personne, sauf peut-être d’un deuxième café. Toujours en chemise à carreaux, toujours ce bonnet ridicule, et cette façon de me regarder comme si j’étais une menace existentielle pour toute sa ville. Ou juste pour son niveau de tolérance au sarcasme.
Il me voit.
Je le vois.
Et on fait... rien. Absolument rien. Pas un geste. Pas un sourire. Pas un hochement de tête. Juste ce long regard qui dit tout ce que nos bouches refusent de prononcer :
Toi. Encore toi.
Toi ici ? Pourquoi ?
On ressemble à ces cow-boys dans les vieux westerns, juste avant le duel. Mais au lieu de flingues, on a des rancunes vieilles de dix ans. Et des passifs familiaux qu’on a jamais vraiment réglés. Je suis le premier à détourner le regard. Bien sûr. Évidemment. Je suis un adulte civilisé avec un manteau hors de prix, pas un héros de série B.
Je pousse la porte de la maison d’hôtes. Le choc thermique me donne envie de fondre en larmes. L’intérieur est si chaleureux que c’en est indécent. Bois blond, coussins rouges, lumières tamisées, musique de fond façon “célébrons les clochettes dans la joie”, et un sapin plus fourni que ma vie sentimentale. Une boule m’observe avec écrit en lettres dorées Believe. Une autre dit Magic is real. Je me retiens très fort de soupirer à voix haute.
La propriétaire s’appelle Connie. Elle est adorable. Elle parle fort, rit souvent, m’appelle "chéri" alors qu’on s’est connus il y a huit secondes. Elle me remet une clé accrochée à un grelot, me propose du vin chaud, et me montre ma chambre avec la fierté d’une mère qui a cousu chaque oreiller elle-même. Ce qui est probablement vrai.
Elle me donne un cookie. En forme de bonhomme. Avec un petit cœur en sucre rouge. Et j’ai… zéro défense contre ça.
Je m’assois sur le lit, cravate encore nouée, chaussures toujours aux pieds, cookie à moitié entamé entre les doigts. Je regarde par la fenêtre. La ville s’endort, silencieuse et parfaite. Carte postale de Noël. Poudrée de lumière sucrés. Et moi, je suis là, en visiteur, en intrus, en mec qui a tout fui et qui revient pour… quoi ? Pour raser les souvenirs ?
Je soupire.
Trois jours.
Juste trois.
Je peux tenir. Je l’ai déjà fait. Je suis bon à ça. Je suis bon à rester froid, distant, efficace.
Mais il y a ce truc. Ce truc dans ma poitrine. Comme une mémoire musculaire du cœur. Un battement lent, sourd, ancien. Quelque chose qui se réveille. Quelque chose qui dit : Tu n’es pas venu ici pour fermer des portes. Je ferme les yeux. Inspire. Expire.
J’essaie très fort d’oublier Liam.
Spoiler : ça ne marche toujours pas.
2 commentaires
Lady Blue
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Il y a 9 jours