Fyctia
Les boules
Je me dirige d’un pas décidé vers l’étendue d’eau et arrive bientôt devant des barrières. Jusqu’alors, je n’avais pas fait attention à la configuration du camping et au fait que tous les emplacements se trouvaient en hauteur, sur une colline qui tombe à pic au-dessus de l’étang. En contrebas, sur la gauche, se trouve la fameuse piscine, à l’abri des regards et du vent. J’aperçois au loin ma mère sur un transat, admirant l’horizon.
Je dois avouer que cet endroit est magnifique. J’ai l’impression d’être sur une île déserte. D’un côté, un dégradé de bleu. De l’autre, de magnifiques lignes de vignes et de pins.
Je repère une volée de marches le long du bassin et les descends prudemment tout en admirant ma fille s’ébattre dans l’eau. Moi aussi, j’aurais aimé aller me baigner. Mais, ici, c’est impossible. Je vous jure… Les soixante-huitards et leur philosophie de babas cool, c’est la plaie !
M’éloignant finalement de la piscine, j’atteins le bord de l’étang avec un pincement au cœur. Il me faut le dépasser pour ensuite atteindre la mer. Le paysage est sublime.
Je suis sûre que Nathan aurait aimé cet endroit, si l’on exclut les culs nus, bien sûr. C’est atypique. De là où je me trouve, j’ai même vue sur des marais salants. Il faudra que j’y emmène Céline. Je suis sûre qu’elle adorerait voir ça.
Le soleil est en train de se coucher, et l’eau brille de mille feux sous mes yeux. Le ressac régulier m’hypnotise. Je respire à fond.
J’aime ce que je vois, ce que je ressens ici.
À cet instant précis, j’ai comme l’intuition d’avoir pris la bonne décision. Il fallait que je parte de chez moi, que je casse cette routine qui m’enfermait petit à petit dans le néant, depuis que tu es mort.
À la maison, je ne vis pas. Je ne fais qu’attendre ton retour, quand bien même je sais, au fond de moi, que tu ne reviendras pas. Je n’arrive pas à me débarrasser de cette sensation d’attente.
— Tu aurais pu m’avertir que tu partirais si tôt. Je t’aimais, moi !
J’aperçois dans l’eau des méduses qui doivent me prendre pour une folle. Elles continuent leur chemin, indifférentes à ma détresse.
En toute sincérité, j’ai l’impression qu’ici, personne ne fait attention à moi. Ni les mouettes, ni les méduses, et encore moins les voisins tout nus. À la maison, je ne pouvais pas passer une journée sans croiser quelqu’un qui me regarde, la mine défaite, ou qui me demande si je m’en sors sans toi, si ça n’est pas trop dur à supporter. J’ai toujours eu envie de leur hurler dessus. Quels idiots ! Bien sûr que c’est dur. Mais comment faire autrement ?
Je n’ai trouvé personne pour me dire : « Viens, je t’emmène danser, rire, vivre pour une heure ou deux. » Non, personne. Je suis seule avec cette tristesse que personne ne peut comprendre. Celle qui me ramène à toi, peu importe où je vais. Le monument au mort où nous nous sommes embrassés pour la première fois, la pharmacie où nous avons acheté mon test de grossesse, le cœur fébrile et la boule au ventre, la mairie où nous nous sommes mariés et le cimetière où tu es enterré à tout jamais.
— Tu me manques tellement, Nathan.
Des larmes amères coulent sur mes joues. Ma respiration devient de plus en plus difficile. Aussi, pour m’éviter une nouvelle crise, je décide de m’asseoir sur une grosse pierre, les pieds dans l’eau. À bout de force, je me laisse aller, ne retenant plus ma peine. J’aimerais pouvoir la faire sortir de mon ventre.
Après de longues minutes, perdue dans mes pensées, je parviens à réguler mon souffle et à maîtriser mon angoisse. Je me concentre sur le vide.
Il faut que tu arrêtes de pleurer, que tu ailles voir notre fille et que tu montes cette fichue tente, ma belle.
Tiens, un revenant.
— Je te signale que si tu avais été là, ça aurait été à toi de le faire. Au lieu de quoi je vais probablement devoir y passer la nuit pendant que tu te la coules douce je ne sais où. C’est bien les hommes, ça !
Tu deviens aigrie, ma chérie.
Je ne prends même pas la peine de lui répondre.
De retour au camping, je prends conscience que j’ai un peu traîné. La piscine est fermée, le soleil couché, et des odeurs de barbecue envahissent mes narines. Je presse le pas pour rejoindre notre emplacement, quand bien même j’appréhende de me retrouver une nouvelle fois face aux piquets de ma tente.
Si je n’arrive pas à la monter, Céline et moi irons dormir dans la voiture cette nuit, et les deux vieilles biques se débrouilleront toutes seules.
— Aline, mais où étais-tu ?
Je relève brusquement la tête en reconnaissant la voix de Jo et sursaute face à ce que je trouve planté devant moi. À la place du vide intersidéral que j’ai laissé là il y a quelques heures se trouve dressée une grande tente orange tirée à quatre épingles. L’auvent est relevé, et une table marron entourée de quatre chaises à motifs psychédéliques m’attend. Je marque un arrêt avant de me rapprocher, stupéfaite.
— C’est quoi, ce bordel ?
— Attention à ton langage, ma fille !
Je jette un regard suspicieux à Jo.
— Vous y êtes arrivées ? Comment ?
Comment se fait-il que ces deux fainéantes de service aient réussi à maîtriser le tas de ferraille, quand moi, j’ai échoué ?
— On s’est fait un sang d’encre ! Où étais-tu ?
Je l’ignore superbement et réitère ma question.
— Comment avez-vous fait ?
Elle se tourne alors vers la tente et la désigne d’un geste de la main.
— Mais enfin, ce n’est pas nous ! Ce sont les voisins. Ils ont tout monté : la tente, les lits de camp, la cuisinière… Il y a même le frigidaire que nous avons loué.
Je pousse tout le monde et entre sous la tente. Toute notre pagaille est là, étalée sous mes yeux. Ils ont fait fort, ces abrutis !
Lorsque je ressors, je remarque une petite tente canadienne bleue et rouge en bordure du campement.
— Et ça, c’est quoi ?
Mamilie vient se poser à côté de moi.
— C’est pour toi, mon poussin, toi seule. Tu vas dormir là car il n’y a pas assez de place dans la grande.
Cette phrase manque de me faire crier de joie. Je me fais l’effet d’une adolescente à sa première boum.
— Comme ça, s’il te prend l’envie d’inviter des garçons, tu auras toute l’intimité que tu veux, ajoute ma grand-mère en remarquant mon engouement.
— Ils sont gentils, ces voisins, quand même ! s’exclame ma mère. Pour les remercier, je les ai invités à venir manger avec nous un de ces soirs.
Il ne manquait plus que ça…
— Tu les connais, toi, nos voisins ? demande-t-elle en me donnant un coup de coude.
Je tourne la tête vers leur emplacement vide.
— Oui, je les connais. Ce sont des adolescents attardés.
— Ah ? Il me semblait pourtant qu’ils avaient ton âge.
— Dans ce cas, il faudra le leur rappeler, parce que jusqu’à présent, ils se sont comportés comme des enfants.
— Tu exagères, ma fille. Comme toujours. Nous monter les tentes était très gentil de leur part. J’espère que tu les remercieras pour leur gentillesse, toi aussi, quand ils viendront manger.
Je grimace. Eux et moi dans le même périmètre, partageant un même repas ? Cela me semble mission impossible.
— Bon, puisque nous n’avons rien de mieux à faire, je vais vous préparer à manger, décide ma mère. Toi, Aline, tu devrais aller repérer les sanitaires avec ta fille. Mamilie va me donner un coup de main, nous nous occuperons de tout.
C’est drôle comme les vacances ont un effet bizarre sur ma mère… Mais je ne vais pas m’en plaindre. Je saisis ma fille par la main et file avant que Jo ne change d’avis.
À la lueur de quelques lampadaires électriques, Céline et moi visitons tour à tour le restaurant, le bar, la petite épicerie et le pôle sportif avec ses nombreux terrains. En chemin pour les sanitaires, je m’arrête net en apercevant se disputer sur notre droite une compétition de pétanque. Je manque d’éclater de rire en remarquant que tous les participants sont nus, bien entendu.
— Oh ! regarde, Céline, tu as vu comme ce pin là-bas est beau ? lancé-je à ma puce en lui indiquant un arbre sur notre gauche pour faire diversion.
Je me demande combien de boules en tout sont présentes sur le terrain… Si mes calculs sont bons, nous en avons cinq par personne, dont trois en fer et deux en chair et en sperme. Cette fois, ça y est, je ricane comme une idiote, sans remarquer le monsieur d’un certain âge qui se rapproche de nous.
— Si la pétanque vous intéresse, ma petite, sachez que les parties commencent à dix-huit heures tous les jours de la semaine. Vous seriez la bienvenue.
Je me concentre pour garder le regard fixé sur son sourire amical tout en me mettant devant Céline pour lui cacher une vision d’horreur.
— Je n’ai pas de boules en ma possession, malheureusement. Mais merci pour l’invitation.
L’image de deux boules me pendouillant entre les jambes me vient à l’esprit.
— Ce n’est pas un problème, ça ! Je peux vous prêter les miennes. J’en ai d’autres en rab.
— Merci, réponds-je, embarrassée, mais je ne sais pas jouer.
Le gentil monsieur hausse les épaules tout en secouant une main devant moi.
— Les novices sont acceptés ici, ce n’est pas un problème.
Si même les boules novices sont acceptées, alors…
— Ma grand-mère doit savoir jouer, annoncé-je en souriant à mon tour. Je lui proposerai de vous rejoindre, demain.
— Avec plaisir ! Je ramènerai mes boules supplémentaires, dans ce cas. Oh ! et avant que j’oublie : il y aura un apéro après la partie. Chacun apporte ce qu’il veut. Vous êtes les bienvenues.
Chacun apporte ce qu’il veut, hein ? Dans ce cas, a-t-on aussi droit aux saucisses ?
Il faut vraiment que j’arrête mon délire sur les attributs de ces messieurs sous peine de passer pour la plus grande perverse du coin.
— D’accord, dis-je alors pour conclure l’affaire. J’en parle autour de moi et vous dis peut-être à demain.
J’ordonne à mes yeux de ne pas s’aventurer en dessous de la ceinture de ces compétiteurs histoire de vérifier si leur saucisse est comestible ou non. À ce stade, j’estime que le cheminement de ma pensée devient vraiment trop bizarre. Il faut que je parte d’ici, et vite.
Quelques minutes après cette petite entrevue, Céline et moi arrivons enfin devant la salle d’eau. De l’extérieur, celle-ci semble propre et neuve. Je contourne le bâtiment pour m’en faire une meilleure opinion et découvre avec étonnement des douches carrelées du sol au plafond dans les tons gris et blanc.
— C’est ici que j’irai me laver tout à l’heure, maman ? demande Céline, curieuse.
— Oui, ma puce. C’est ici.
Une fine paroi sépare chacune des cabines, mais celles-ci ne possèdent pas de porte. Autant dire que l’intimité reste minime. Entendons-nous sur une chose : il n’est pas question que je me lave ici en présence d’autres personnes. Jo et Mamilie feront ce qu’elles veulent, Céline aussi… Mais moi, c’est non.
Un doute m’assaille. Et si les toilettes étaient à l’air libre, comme les douches ?
Je longe le bâtiment, en panique totale. Se laver à la vue de tous est une chose, mais faire ses besoins devant un public en est une tout autre.
Je pousse un profond soupir de soulagement en apercevant une rangée de serrures sur la porte des sanitaires. Une dame sort justement des lieux, un rouleau de papier à la main. Elle me sourit poliment tandis que je me détourne.
Opération petit coin : OK. Je verrai plus tard comment m’en sortir pour la douche.
Malgré les conditions un peu rustiques que présente le camping, le reste de la soirée se passe dans le calme et la bonne humeur. Eva et Jo nous racontent des anecdotes sur leurs vacances passées sous tente, et je dois reconnaître que cela m’amuse. À l’heure du dessert, j’apprends même que la mienne était celle de ma mère adolescente et qu’elle y a perdu sa virginité. Le genre d’information que toute fille a envie de savoir, n’est-ce pas !
Mamilie, elle, nous a parlé de papi, de sa passion pour la pêche, la pétanque et, bien sûr, pour le rosé. D’ailleurs, quand je lui ai parlé des concours de boules, elle a immédiatement été très enthousiaste. Je crois donc que nous sommes dans l’obligation d’aller la voir jouer demain.
Je souris doucement, car cela fait bien longtemps que nous n’avons pas discuté ainsi toutes les trois, sans piques ni reproches. Jo paraît détendue, naturelle. Elle a le regard lointain. Je me surprendrai presque à envier leurs souvenirs de vacances dans ce genre de camping.
De son côté, Céline nous écoute parler avec attention, le regard brillant de curiosité.
Il est plus de minuit quand un voile de fatigue nous tombe dessus. Après cette journée marathon riche en émotions, mon corps réclame du repos.
Les derniers grillons nous bercent de leurs chants tandis que le brouhaha des autres vacanciers s’estompe peu à peu. C’est à ça que doit ressembler une vie douce et sereine, je suppose.
Je me lève, commence à débarrasser la table, et tout le monde en fait autant.
La corvée de nettoyage finie, la vaisselle dans la bassine, je couche Céline. Elle a des tas d’étoiles dans les yeux.
— On est bien ici, maman !
— Oui, ma chérie… On est bien.
Elle bâille, puis se retourne dans son lit de camp, son doudou serré contre elle.
— On reste ici, dis ? On ne va pas partir demain ?
Je me penche pour lui embrasser les cheveux.
— Non, mon poussin, on reste. Mais cela ne te dérange pas que les gens soient nus ?
— Non, maman. J’aimerais bien enlever mes vêtements, moi aussi, comme mamie Jo et Mamilie. En plus, comme ça, j’aurais moins chaud !
Je capitule en soupirant.
— OK, mon cœur. Si cela ne te gêne pas, alors nous allons rester ici. Mais si tu ne te sens pas à l’aise, je veux que tu me le dises tout de suite pour que nous puissions trouver une solution.
Elle me sourit tendrement, et ses petits yeux se ferment presque aussitôt. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ma puce s’endort.
Quand je pense qu’elle a déjà 6 ans. Le temps a filé à une vitesse… Ses petites joues de bébé commencent à disparaître pour laisser place à des traits de petite fille. Je me rappelle le premier baiser que j’ai déposé sur son front à la clinique, le premier regard que nous avons échangé. Cela a été un coup de foudre immédiat de mon côté.
— Elle te ressemble, Nathan… Elle a ton caractère, doux et posé. Aux antipodes du mien.
Une fois dehors, je remarque que les tentes d’en face sont toujours vides de tout occupant. J’éteins la lampe torche que nous avions allumée pour le dîner et vais m’installer sur mon lit, en silence.
Tout à l’heure, alors que nous nous dirigions vers les sanitaires avec Céline, j’ai aperçu plusieurs femmes en paréo. Peut-être est-ce là mon moyen de survivre à ce camping naturiste ? Peut-être vais-je y arriver, finalement, en me débrouillant comme une grande pour échapper au regard des autres ? Quand bien même la plupart des campeurs ici semblent sympathiques.
Eva et Jo passent une tête dans ma tente, une trousse de toilette chacune sous le bras.
— Si tu veux aller te laver, vas-y maintenant. Il n’y a personne. Et pense à prendre la douche du fond. L’eau y est plus chaude, apparemment. C’est ta fille qui l’a testée, tout à l’heure.
Personne aux douches ? Il ne m’en fallait pas plus pour me redresser d’un bond, récupérer ma serviette et mon pyjama et me précipiter en dehors de la tente.
— J’y vais, annoncé-je. Vous surveillez Céline, cette nuit ? S’il y a un problème, vous m’appelez.
— Bien entendu, Aline, m’assure Mamilie alors que je suis déjà en route. Tu oublies que nous sommes mères, nous aussi.
Je secoue la tête.
Des mères indignes, oui !
3 commentaires
FeizaBabouche
-
Il y a 7 ans
Jeanne F.
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Il y a 7 ans
Aliena
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Il y a 7 ans