Jeanne F. Roulez jeunesse ! Du crabe pour le petit déjeuner

Du crabe pour le petit déjeuner

La soirée s’est déroulée dans une ambiance à la fois calme et morose. Une fois la table débarrassée et Céline couchée, j’ai commencé à prospecter pour trouver un appartement. Il fallait s’y attendre : les prix sur la Côte d’Azur sont exorbitants. Je me suis donc rabattue sur le Languedoc-Roussillon. Seulement, en période estivale, allez trouver une location… Je n’abandonnerai pas. Je suis persuadée que cet exil nous sera salutaire, à ma fille et moi.

Peu après minuit et une dizaine de CV envoyés, je me couche plus sereine qu’il y a quelques heures. Demain, je récupérerai mon solde de tout compte et ferai le point sur mes finances. Puis je commencerai à préparer Céline à l’éventualité de notre départ. J’espère qu'elle sera enthousiaste.

Tout en souhaitant une bonne nuit à Nathan, je souffle dans le creux de l’oreiller que je vais bientôt réaliser notre rêve à tous les deux, pour lui…


Levée en fanfare, le lendemain matin. Mon ange a souhaité s’habiller comme une princesse. Il m’a donc fallu dégoter en urgence une jupe rose en tulle bouffant et un petit haut à paillettes flashy. On peut remercier Jo, pour le coup. Son passé de danseuse de cabaret m’aura au moins servi à quelque chose !

Après avoir largué ma cargaison à la maternelle, je file, direction le cabinet dentaire, pour récupérer quelques affaires à moi et, surtout, mon solde. Il faut que je trouve rapidement du travail si je veux pouvoir déménager pronto.

Aujourd’hui, je suis d’humeur positive. Je suis certaine de pouvoir y arriver. J’ai l’impression de sentir Nathan près de moi me sourire et m’encourager. Je sais, c’est bête. Mais je suis certaine qu’il est avec moi.

Le bâtiment blanc à la devanture bleue me fait face, et c’est avec une boule au ventre que je passe la porte. Lucette, la réceptionniste, m’accueille avec un grand sourire. Je sais pourquoi elle est si guillerette… elle va pouvoir récupérer mon poste.

— Salut, Aline ! s’exclame-t-elle. Je t’attendais.

— Tu connais mon prénom maintenant ?

Je la vois qui se crispe.

— Mais enfin, bien sûr que je connais ton prénom. Tu ne m’entendais pas te saluer, tous les matins, depuis que je bosse ici ? Je suis polie. Je sais que je le faisais. Peut-être devrais-tu passer voir le docteur. Tu dois être un peu sourde.

Je ricane pour masquer mon énervement et lui sers, à mon tour, mon plus beau sourire.

— Tu sais Lucette, ici, c’est un cabinet dentaire. Ce qui veut dire qu’on soigne les dents, ces petites choses blanches que tu as dans la bouche et que tu laves matin, midi et soir avec du dentifrice. Pour la surdité, ce sont les oreilles qu’il faut soigner. C’est l’ORL qui s’occupe de ces deux grosses aspérités que tu as de chaque côté de la figure et qui te donnent la possibilité d’entendre les sons émis autour de toi. Il va vraiment falloir que tu comprennes ça un jour. C’est vital pour ton boulot, quand même.

Je me retiens de rire en apercevant son visage se décomposer. Elle se trémousse sur son siège et attrape une enveloppe d’un geste précipité, avant de me la tendre.

— Tu dois signer ces papiers et dégager toutes tes affaires de ton casier. Le patron a dit qu’il ne voulait plus te revoir. Sinon, il porte plainte pour agression.

Quelle bande de trous du cosmos !

Je signe les derniers papiers, prends mon chèque, puis me dirige vers la salle de repos pour récupérer mon bazar. Photos, tasses à café, collier de nouilles offert par ma fille pour la fête des mères… tout y passe.

Et puis, soudain, la voix de Nathan résonne dans le creux de mon oreille.

Café, café, tombe par terre.

Je me tourne pour vérifier qu’il n’y a personne d’autre dans la pièce.

Que dis-tu d’un peu de pâte dentaire dans le sandwich du patron pour ce midi ? Allez, Aline… Fais-le. Fais quelque chose de mal pour une fois dans ta vie.

À la manière de deux automates, mes mains attrapent le tube de pâte dentaire à la fraise et le sandwich au thon du patron qu’il laisse systématiquement traîner sur la table principale. Elles tartinent généreusement l’intérieur des deux bouts de pain, puis dissimulent la moindre pièce à conviction. Une fois cela fait, elles s’attaquent aux paquets de café. Je les ouvre sans réfléchir et en renverse partout sur le sol. Pas de jus de chaussette pour les dentistes, aujourd’hui !

Je tourne sur moi-même à la recherche de l’ultime bêtise à faire quand je tombe nez à nez avec le portant des blouses bleues. Je ricane toute seule en imaginant la réaction de mes collègues face au massacre. Ni une ni deux, je me procure une paire de ciseaux et crée de grands trous dans ce qui sert d’uniformes. Pour parfaire le tableau, je dévide entièrement deux rouleaux d’essuie-tout par terre. Cela ne sert strictement à rien et ce n’est pas très écologique, mais ça me fait du bien !

Avant de filer en douce, je dégaine mon téléphone et envoie une photo à Jo et Mamilie. On peut dire que je suis plutôt fière du désastre que je viens de créer.

C’est bien, ma belle, je suis fier de toi. Il n’avait pas à te toucher, ce gros porc.

Je hausse les épaules.

— Tu me fais faire n’importe quoi, quand même !

Il ricane dans mon oreille.

Après m’être calmée, je récupère mon sac et sors de la pièce discrètement, le visage impassible. Mes pas crissent du fait de la quantité de café accrochée à mes chaussures. Lucette est occupée avec un client, alors je me retiens de faire le moindre commentaire et file tel un fantôme hors de ces murs de malheur.

Une fois installée au volant de ma voiture, je souffle un grand coup. Le sourire me revient aux lèvres, mais l’angoisse d’avoir fait quelque chose de mal est ancrée en moi. Je n’ai pas l’habitude d’aller à l’encontre des règles établies.

Mon portable vibre dans ma poche.

 

Jocelyne :

Trop bien, Aline. Tu es la plus forte !


Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire. Ma mère me félicite d’avoir fait une bêtise. C’est bien elle, ça.

Mon portable vibre une seconde fois.

 

Mamilie :

Rentre vite, il faut que nous fêtions cela.

Ma petite-fille se décoince.

Alléluia.


Quelques minutes plus tard, mon dernier chèque est déposé à la banque. Mieux valait faire cela rapidement avant que mon boss ne fasse opposition…

De retour à la maison, c’est le silence qui m’accueille. N’y a-t-il donc personne pour fêter avec moi cette page tournée ?

— Maman, Mamilie, vous êtes où ? J’ai trois bouteilles de champagne rien que pour nous.

J’entends un « boum », puis une cavalcade au-dessus de ma tête. Je lève les yeux, les oreilles aux aguets. Des voix étouffées, des raclements. Je monte à l’étage et découvre l’échelle du grenier tirée. Je vais pour monter quand une paire de baskets dorées à paillettes apparaît devant mes yeux.

— On arrive, ma fille. Ne monte pas, il y a plein de poussière ici. Tu vas éternuer.

— Mais vous faites quoi ?

Ma mère est vêtue d’une tenue de sport assortie à ses chaussures et est suivie par ma grand-mère, elle aussi équipée comme si elle allait faire un footing.

— Eh bien, les filles ! Laissez-moi deviner le thème de la soirée… Escalade et descente en rappel du grenier ?

— Très drôle, fait Jo en levant les yeux au ciel. Nous cherchions simplement des trucs.

— Oui, je me doute bien, mais quoi ?

Ma mère passe devant moi sans me répondre. Je me tourne alors vers Mamilie, l’air intrigué.

— Tu es de la police, toi, maintenant ? On ne peut pas avoir une vie privée, ici ?

Waouh ! Le sujet m’a l’air sensible, j’y reviendrai plus tard. Pour l’instant, il faut que je fête ma bêtise. Et c’est avec un grand sourire que je lève l’une de mes bouteilles en l’air.

— J’ai acheté du champagne, vous en voulez ?

— Oh ! que oui ! s’exclame ma grand-mère en tapant dans ses mains. Nous allons célébrer dignement ton changement de vie, mon poussin.

— Ce surnom ne fait pas très adulte, Mamilie, tu sais.

Elle se retourne vers moi, les mains sur les hanches.

— Tu crois que ce que tu as fait tout à l’heure te qualifie d’adulte, ma chérie ?

Je baisse les yeux devant son air courroucé.

— Peu importe… Je suis fière de toi. Pour une fois que tu te lâches !

Je relève la tête, toute contente de moi. C’est rare que Eva me félicite de la sorte.

— Merci, Mamilie. Maintenant, allons boire ce champagne.


Et après ça, il faut être tout à fait honnête : c’est le trou noir. Je me vois danser en petite culotte sur la table du salon. Je vois ma grand-mère rire à en perdre son dentier, et Jo essayer de me faire descendre en rouspétant. Je m’entends leur dire qu’il faut aller chercher Céline chez sa nourrice… Mais c’est tout, ça s’arrête là.

Des millions de petites fourmis ont envahi mon corps. Elles s’amusent à voyager entre le bout de mes orteils et le haut de mon crâne. Je lève la main pour essayer de les chasser. Ce ne sont pas des petits insectes que je rencontre, mais des mains. Des tas de mains, partout sur mon corps.

J’ouvre un œil, puis un deuxième. Ma fille me chatouille les pieds, un sourire espiègle aux lèvres. Je relève péniblement la tête et tombe sur Mamilie qui me caresse les cheveux. J’ai un sentiment de déjà-vu en la voyant remuer la bouche. Je sens qu’elle essaie de communiquer avec moi et me concentre donc en plissant les yeux.

— Lève-toi, mon poussin, on s’en va.

Je souffle de désespoir. Je ne suis pas Dieu, moi, je ne peux pas ressusciter comme ça d’un claquement de doigts ! Hors de question de sortir de mon état comateux. Je referme les yeux et oublie tout ce qu’il y a autour de moi : les fourmis, les marteaux dans ma tête, les glouglous de mon estomac qui remontent doucement mais sûrement vers mes lèvres…

— Maman, lève-toi, m’implore Céline. Nous allons partir en vacances avec mamie Jo et Mamilie. Nous allons chercher des crabes.

Hein ? Des crabes ? Il n’y a pas de crabes ici. Et rien qu’à les imaginer cuits et tartinés de mayonnaise, j’ai le ventre qui se retourne. D’un bond, je me lève et me précipite comme une fusée dans les toilettes pour vomir.

— Beurk ! Maman n’a pas l’air d’aimer les vacances, s’étonne ma fille de 6 ans.

Une chose est sûre : je suis dégoûtée à vie des crabes. Et du champagne.

Un gant humide se matérialise près de mon oreille. Je m’en saisis et m’essuie la figure pour me rafraîchir.

— Bon, allez, fini le cirque, intervient Mamilie. Dans moins d’une heure, je veux ton joli postérieur dans la voiture. Sinon, on part sans toi.

Je ne comprends rien au délire de la vieille.

— Tu ne vois pas que je suis malade ? Tu pourrais arrêter de hurler et me laisser mourir dans les toilettes en paix.

— Je croirais entendre Jocelyne…

— Maman, fait la petite voix angoissée de Céline. Tu ne vas pas mourir comme papa, dis… Tu vas rester avec moi ?

Et flûte, je l’avais oubliée. Je me retourne comme je peux et la regarde avec mes yeux vitreux.

— Bien sûr que je vais rester avec toi, mon cœur. Maman a bu trop de champagne et dit n’importe quoi. Je vais aller me reposer un peu, et tout ira mieux.

C’est à ce moment-là que je remarque que ma fille porte des brassards.

— Euh… Chérie… Pourquoi tu as mis ça ? Il est un peu tôt pour aller à la piscine, quand même.

Je vous jure, l’alcool et ma raison ne font pas bon ménage. J’ai l’impression d’avoir de la semoule dans le cerveau.

— Tu n’écoutes rien, maman ! Je t’ai dit qu’on partait en vacances. On t’a même préparé un petit-déjeuner de grande pour que tu tiennes toute la route.

La semoule s’épaissit au contact de toutes ces informations. Je lève les yeux sur une Mamilie au sourire machiavélique. Elle a l’air de s’amuser de mon incompréhension.

— C’est quoi, tout ça ? lui demandé-je. Je n’y comprends rien du tout.

— Lève-toi. Ta mère t’attend dans la cuisine. Nous t’expliquerons tout là-bas. Il faut que tu manges un peu d’abord.

Cette fois, ça y est. La peur commence à me gagner. Ce n’est jamais bon quand les deux folles se liguent contre moi.

Je me lève doucement et prends la main de ma fille avant de descendre à la cuisine, une marche après l’autre. Mamilie nous suit à la trace, et je remarque en me retournant plusieurs fois vers elle que Madame porte un tee-shirt rayé ainsi qu’une casquette de marin affublée d’un pompon rouge.

— C’est quoi, ce look, Eva ? Tu vas t’engager dans la marine ? Je peux toucher le pompon pour me porter chance ?

Arrivée à la cuisine, je découvre un spectacle hallucinant : ma mère aux fourneaux. Elle se retourne vers moi, un sourire éclatant au visage.

— La poivrote émerge enfin. Il était temps ! Nous partons dans trente minutes.

Mais pourquoi tout le monde me dit que nous devons partir ?

Maman aussi est habillée bizarrement, avec une longue robe à fleurs et des lunettes de soleil.

— Peut-on savoir ce que tu fais à deux heures du matin avec de fausses Chanel sur la tête ? l’interrogé-je en haussant un sourcil. Et puis, pourquoi tout le monde est debout ? Vous êtes tombées sur la tête ou quoi ?

Céline me tire par la main, tout excitée.

— Non, maman, on s’en va en vacances, je te l’ai déjà dit !

La colère grimpe en flèche, et j’explose :

— Mais enfin, de quelles vacances vous parlez ? Vous m’énervez prodigieusement, là ! Expliquez-vous tout de suite ou cela va chauffer pour vos matricules.

Ma mère reste stoïque et continue à préparer ses sandwichs.

— C’est pourtant simple, chérie. Comme te l’a dit ta fille, nous partons pour l’été. Mamilie a loué un emplacement dans un camping au sud de la France. Nous nous y rendons aujourd’hui même.

Tu as aimé ce chapitre ?

13

13 commentaires

Roselyne Simone Paquier

-

Il y a 7 ans

Pas mal et beaucoup de tristesse dans le récit

FeizaBabouche

-

Il y a 7 ans

C'est triste et beau a la fois. Elle doit commencer son deuil et sortir du déni j'espère qu'elle y arrivera en tout cas elle semble bien entouree

Lana.M

-

Il y a 7 ans

Oh ce chapitre ma émue, je me suis vraiment mise dans la peau de ton héroïne et ca m'a brisé le coeur.

Jeanne F.

-

Il y a 7 ans

Nous sommes voisines, je suis des PO. Dans cette histoire il y aura surtout les relations qu'elle entretien avec sa mère et sa grand-mère. Elles s'aiment, mais elles sont tellement différentes que les conflit sont permanents. Mais ces disputes incéssantes les font avancer dans la vie et leur donnent l'occasion de se remettre en question.

Alyana Astrin

-

Il y a 7 ans

En bonne habitante de la côte d'Azur, je confirme en effet que les prix sont exorbitant, haha ^^' Un peu plus de sérieux sinon. J'aime le cadre du petit village où tout le monde connaît tout le monde, ça rend très authentique. Au dela de cela, j'aperçois la relation complexe qu'entretiennent les quatre (enfin 3 et la petite) femme. J'ai hâte de découvrir Céline ...

Jeanne F.

-

Il y a 7 ans

Merci.

Anaïs M x Cindy C

-

Il y a 7 ans

J'ai adoré ce chapitre, beaucoup d'émotions de l'amour entre mère et fille . Rien à dire , tague-nous par la suite :) (Cindy.C)

Jeanne F.

-

Il y a 7 ans

Exact, je me suis trompé de prénom. Je m'y perd un peu des fois.

Laureline Maumelat

-

Il y a 7 ans

très beau chapitre et tes dialogues sont de purs délices. Tu t'es trompée au début, non ? ce n'est pas Camille que tu voulais dire, c'est Céline, non ? (il est possible aussi que je n'ai rien compris XD)

Jeanne F.

-

Il y a 7 ans

La vie n'est pas toujours un long fleuve tranquille. Mais c'est ce qui fait que nous sommes nous. Sa mère et sa grand mère sont là pour elle, même si parfois, elles sont impossibles à gérer.
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.