Jeanne F. Roulez jeunesse ! Mes vieilles

Mes vieilles

Êtes-vous familiers avec la définition d’une vie de pastèque ? Non ? Eh bien, la voici, en quatre points.


Le premier consiste à vivre chez ses parents. Pour ma part, je n’en ai qu’un. Ma mère Jocelyne, ou Jo pour les intimes, divorcée et en pleine crise de la cinquantaine. Vous la reconnaîtrez aisément grâce à ses cheveux blonds peroxydés, ses yeux verts identiques aux miens et à la silhouette de mannequin anorexique qu’elle se traîne depuis ses 16 ans. Ajoutez à cela qu’elle ne travaille pas, sort beaucoup, a des tenues plus à la mode que moi, et surtout, des jupes ras la salle de jeu qui annoncent la couleur à tous les jeunes mâles passant à sa portée.

Oui… Jo pense pouvoir attirer le futur prince de ses rêves en battant des cils, mais de toute évidence, habillée ainsi, il n’y a que les losers et autres profiteurs du canton qui s’intéressent à elle.


Le deuxième point de notre définition, qui n’est pas à négliger, réside dans le fait de devoir supporter sa grand-mère sept jours sur sept. Chez moi, on appelle cette dernière Mamilie, mais elle se nomme en réalité Eva. Cette diablesse de 70 ans a beaucoup trop d'énergie à revendre. Adepte de tous les sports extrêmes, elle passe son temps à entraîner Céline, ma fille âgée de 6 ans et 2 mois, dans son sillage. Ma puce est la princesse de toutes les princesses. Un ange tombé du ciel, adulé par sa mère, sa grand-mère et son arrière-grand-mère.


Le troisième point, et pas des moindres, consiste à subir le deuil d’un proche, tout en essayant de se convaincre que la vie sera plus belle demain sans y croire une seule seconde. Prenez ma mère, par exemple. Cette dernière n’a de cesse de pleurer mon géniteur absent. Et je dis bien « absent », car il n’est pas mort. Il a simplement eu l’intelligence de fuir ce foyer complètement zinzin il y a quinze ans de cela. Jo est en constante dépression depuis. Elle ne s’en est jamais remise.

Voilà sûrement la raison pour laquelle elle passe son temps à chercher l’amour. Après tout, c’est bien connu, les orgasmes sont antidépresseurs. L’avantage dans tout cela, c’est que cette solution est naturelle. L'inconvénient, en revanche, c'est que ma mère se traîne une réputation déplorable dans notre village.


Nous en arrivons à notre quatrième et dernier point : vivre dans un bled paumé de la Haute-Marne dont le taux de consanguinité avoisine les 70 %. Je sais… Je suis mauvaise langue. Mais, aujourd’hui, j’ai le droit : je viens de perdre mon travail, soit la seule chose qui me maintenait en vie jusqu’à présent, si l’on met de côté ma fille, bien sûr.

Moi, je l’aimais, ce poste d’assistante dentaire. Nettoyer et astiquer les instruments, parler aux clients, les rassurer… Tout cela, c’est fini. Et à cause d’une fichue main baladeuse. Voilà pourquoi je suis passablement énervée. Au cas où vous ne l’auriez pas compris, merci de bien vouloir noter que, sur mon passage, il faut s’écarter, se plier, se dérober, et surtout, la boucler.

Enfin bref, si vous voulez savoir ce qu’est une vie de pastèque, prenez exemple sur la mienne !


— Mais, Aline… comment as-tu fait pour te faire virer ? s’écrie ma mère quand je lui annonce la nouvelle. Et comment allons-nous régler les factures ?

Par « factures », Jo entend probablement la note de son coiffeur préféré. Horreur ! Elle ne pourra plus se faire sa couleur et son brushing toutes les semaines !

— Peut-être pourrais-tu trouver du travail ? lui suggéré-je en haussant les épaules.

Elle pose une main sur son cœur et me lance un regard de furie.

— Tu plaisantes, j’espère ! Je me suis fendue pendant plus de vingt ans à t’élever comme il faut, alors tu pourrais faire un effort et rendre la pareille à ta pauvre mère malade !

J’adore Jo. Si, si, je vous assure. C’est juste que, parfois, j’aimerais qu’elle se taise et réfléchisse un peu à ce qu’est devenue ma vie au lieu de se regarder le nombril toute la journée.

— Comment l'as-tu perdu, ce boulot ? fait la voix chevrotante de Mamilie dans mon dos.

Si ma grand-mère s’y met aussi, je suis foutue.

Je pousse un long soupir de désespoir et prends sur moi pour leur expliquer la situation.

— Gaspard a eu la main baladeuse. Alors je l’ai giflé. Cela n’a pas plu à son père, mon boss, qui m’a renvoyée sous prétexte que je suis agressive avec son personnel.

— Tu aurais pu faire un effort ! s’énerve ma mère en se levant du canapé d’un bond. Il n'est pas si mal, le petit Gaspard. Et puis, il a une bonne situation.

Pitié, foudroyez-moi sur place.

Non, pardon, je retire ce que je viens de dire. Hors de question de laisser ma puce Céline entre les griffes de ces deux folles. C’est pour moi inconcevable. Il lui faut une personne saine d’esprit et responsable pour l’aider à parvenir à l’âge adulte.

À ce propos, pourquoi je me laisse faire comme ça ? Je vis peut-être chez Jo et Mamilie, mais je paie ma part et celle de ma fille.

Je pose mon regard sur les deux femmes qui m’entourent et me rends compte qu’elles sont en train de me scruter d’un air mauvais. J’ai subitement l’impression d’étouffer dans cette maison. Une migraine commence à pointer le bout de son nez. Je respire un grand coup, me passe une main sur le front et ferme les paupières.

Les seules choses que je vois, ce sont une île déserte, du sable et du soleil.

— Aline, tu m’écoutes ?

Explosion intracrânienne.

Mes yeux et ma bouche s’ouvrent d’eux-mêmes, et je ne peux me retenir de cracher ce que je retiens depuis bien trop longtemps déjà.

— Honnêtement ? Non, je ne t’écoutais pas. J’ai autre chose à faire qu’écouter tes jérémiades incessantes. Je dois chercher du travail pour nourrir toute une bande de retraitées qui n’en foutent pas une rame à la maison et qui osent, en plus de cela, se plaindre.

Le visage de Jo devient aussi rouge que ses lèvres maquillées.

— Comment oses-tu me parler ainsi ? À moi… ta maman !

Ce dernier mot suffit à me faire sortir de mes gonds.

— Tu sais quoi ? Parfois, j’aimerais que tu ne le sois pas ! Oui, je t’assure… Parce que figure-toi que Gaspard voulait savoir si la fille avait le même goût que la mère !

Un silence arctique vient accueillir mes paroles. Même Mamilie ne trouve rien à redire dans l’immédiat. Elle se contente de fixer sa fille unique, le regard froid.

Je reprends mon souffle tandis qu’elle se lance enfin et demande à Jo d’un ton sec :

— Tu t’es tapé Gaspard ?

Ma soi-disant dépressive de mère semble, tout à coup, mal à l’aise. Pour donner le change, elle passe une main pleine de bagues dans sa chevelure blonde. Et c’est d’une voix posée qu’elle nous réplique :

— Je suis une grande fille. Je me tape qui je veux, où je veux.

Je soupire de désespoir tout en secouant la tête. Jocelyne Parillos ne changera jamais.

— Après tout, intervient Mamilie, moi, je me suis fait le père dans ma prime jeunesse. Je n’en garde pas un souvenir impérissable. J’espère que le fils a appris un peu plus de ce côté-là !

Tout sauf la vie sexuelle de ma grand-mère, par pitié !

Jocelyne pouffe.

— Hum. Le fils est nul, lui aussi. Heureusement, j’ai de l’expérience. J’ai pu pallier son inaptitude.

Tout sauf la vie sexuelle de ma mère, par pitié !

Les deux femmes qui m’ont élevée se mettent à glousser comme des poules tandis que je perds définitivement tout espoir de trouver quoi que ce soit de positif à tirer de cette journée. Je n’en peux plus de cette vie. Je dois partir d’ici, m’éloigner de ces deux folles, sous peine d’étouffer.

Le sable et la mer bleue viennent une nouvelle fois s’imposer à moi. Je me souviens d’une soirée passée avec Nathan pendant laquelle nous échafaudions des plans complètement fous pour quitter ce trou à rats… Peut-être est-ce là l’unique solution de m’en sortir.

— Je pars, dis-je alors subitement. Céline et moi allons déménager.

Deux paires d’yeux ronds me font face.

— Pour être franche, je ne vous supporte plus. Vous me pompez toute mon énergie. Je crois que je pourrais vous donner la lune que cela ne vous suffirait pas. Cela devient invivable ! Alors, c’est décidé, je trouve un appartement et je m’en vais.

Le pas traînant, je monte dans ma chambre pour m’écrouler sur mon lit, et je pleure toutes les larmes de mon corps. Du moins, celles qu’il me reste depuis la mort de Nathan. Parce que, oui, je ne l’ai pas précisé, mais moi aussi, j’ai perdu un être cher.


Foutu bordel ! J’ai l’impression que je pourrais me noyer dans mon chagrin. Deux ans que cela dure, deux ans que je survis à tout, au médiocre, au sentiment de vide… Tout ça pour le bien de Céline, évidemment. Mais aujourd’hui, je n’en peux plus, il va falloir que cela change, au risque de faire une bêtise. Et ça, Nathan me le reprochera, sans aucun doute.

Je sais que, de là où il est, il doit probablement secouer la tête et soupirer de désespoir. Mais il ne se rend pas compte de la difficulté que j’ai à vivre sans lui.

La rage me prend au cœur, et c’est d’une voix étranglée que je lui parle.

— Je te déteste de me laisser toute seule avec elles deux. Je te jure que, le jour où je te retrouve, je te mets ma main dans la figure pour être parti si tôt.

Mes paroles sont à moitié étouffées par l’oreiller que je tiens contre mon visage, mais je m’en moque, il faut que cela sorte. Le dire à voix haute me soulage un peu. De toute façon, communiquer avec lui me met toujours du baume au cœur. Je sais que ce n’est pas bien, que cela ne fait que m’enfoncer dans la tristesse, mais j’en ai besoin pour l’instant.

Après quelques minutes, mes sanglots redoublent d’intensité. Je respire doucement pour évacuer la boule qui s’est logée dans mon estomac, mais ce soir, elle semble décidée à rester là. Je la sens qui remonte le long de mon corps et vient se loger dans le fond de ma gorge. Elle m’empêche alors de respirer, de crier. Je suffoque et me crispe. Il faut que je me calme. Il est hors de question que je reprenne les « cachets du bonheur ». Ce ne sont que des illusions éphémères qui, une fois dissipées, me laissent un goût amer en bouche.

Pense à Céline, mon amour. Il faut que tu tiennes pour elle.

C’est vrai, il a raison. Il faut que je tienne jusqu’à ce qu’elle soit assez grande pour se débrouiller seule. Après, je pourrai peut-être envisager de lâcher prise et de me laisser aller. Je sais que Nathan m’attend quelque part, lui aussi…

Une main vient me caresser les cheveux.

— Respire doucement, ma belle. Tout ira bien. Nous sommes là pour toi.

Je me redresse et découvre ma mère, assise sur le bord de mon lit.

— Céline va bientôt rentrer de la maternelle, reprend-elle. Il faut que tu arrives à te calmer. Tu sais que je n’aime pas devoir appeler le SAMU, alors respire doucement. Tu vas y arriver, comme à chaque fois.

Mamilie apparaît à son tour dans la chambre et vient me prendre la main d’un geste apaisant.

— Allez, petite, tu sais bien qu’il ne faut pas écouter deux vieilles folles qui radotent. Tu as l’habitude de nos élucubrations. Maintenant, reprends ton souffle. La vie est belle, et nous sommes là pour toi.

J’aimerais sincèrement ne pas avoir besoin d’elles au quotidien et pouvoir m’affranchir de leur présence. Mais la vérité, c’est que je n’ai plus que Jo et Mamilie pour me soutenir lorsque je tombe au fond du trou. Partir aujourd’hui, sans elles, serait du pur suicide. Pourtant, je sais que je dois me secouer. Il faut que j’arrive à me débrouiller toute seule, à maîtriser mes crises d’angoisse, mes colères refoulées et mon manque de lui. Mais est-ce que je pourrai y arriver seule ? Est-ce que je peux me passer de ces deux vieilles biques ?

Elles sont horripilantes, certes… mais elles sont toujours là ! Et pour ça, je les aime si fort.


Comme toujours, je ne sais plus où j’en suis, je me perds dans des tergiversations incessantes. Depuis que Nathan est parti, je suis en apesanteur, incapable de maîtriser la direction que prend ma vie, mes pensées, mes sentiments. J’ai l’impression qu’il a tout emporté avec lui. Je ne suis plus moi mais une coquille vide. Céline mérite tellement mieux pour maman…

Mes larmes finissent par se calmer, ma respiration se fait plus régulière, et la boule dans ma gorge rétrécit petit à petit. Quand je m’en juge capable, je me redresse sur le matelas et tente de sourire à Jo et Mamilie pour les rassurer.

— Je crois que je vais partir pour essayer de me débrouiller toute seule. Je pense que c’est le bon moment.

Ma mère me regarde, un peu inquiète.

— Tu es sûre, mon ange ?

Je hoche la tête, sans pour autant être convaincue par mes dires.

Cela fait deux ans que Nathan est mort. Il faut bien que je saute le pas.

— Je ne suis sûre de rien, mais je pense que cette décision est nécessaire pour changer d’air, changer de vie peut-être.

Mamilie se crispe légèrement.

— Tu veux devenir un homme, Aline ?

Je lève les yeux au ciel.

— Non, je veux simplement changer de décor. Peut-être partir pour une région plus au sud. La Côte d’Azur, Marseille, Cannes… je ne sais pas, moi, mais une ville près de la mer. J’ai envie de ciel sans nuage et d’eau turquoise.

— La mer du Nord, ça ne t’irait pas ? C’est moins loin et sûrement tout aussi charmant que la Croisette !

— Je veux du bleu, Mamilie, pas du gris.

Jo pose une main manucurée sur mon genou.

— Quoi ? Tu nous abandonnerais pour du bleu ?

— Du bleu, de la chaleur, de la lumière…

Ses yeux s’emplissent de larmes.

— Tu ne veux plus de nous ?

Je soupire.

— Ce n’est pas ça, maman. Je dis juste que j’ai envie de changer d’horizon. J’en ai un peu assez d’être entourée de toutes les personnes qui m’ont vu grandir, qui ont vu Nathan grandir, et qui me ramènent sans cesse, malgré elles, à l’accident. J’ai l’impression d’étouffer. Et je sais que je vais finir par faire une bêtise si cela continue.

La main de Mamilie serre la mienne un peu plus fort.

— Pas question, fillette. Si tu veux partir, si tu as besoin de voir autre chose que nous, eh bien, vas-y, fonce. De toute façon, nous n’en avons pas pour très longtemps à vivre. Enfin, surtout moi… N’est-ce pas, Jo ?

Ma mère renifle bruyamment.

— Je ne veux pas perdre mon bébé.

— Tu ne me perdras pas, maman. Je m’éloigne juste un petit peu. Et puis, comme ça, si je trouve une maison dans le Sud, vous pourrez venir me voir pour les vacances.

— Pardon, hein… mais je ne parlais pas de toi. Tu es trop grande pour être mon bébé. Je faisais référence à Céline.

Ben voyons ! Cette bonne femme me désolera toujours. Mais que voulez-vous… c’est ma mère. Et je l’aime malgré tout.

— Allez, dis-je pour me motiver. Je vais me rafraîchir un peu avant que la nourrice nous dépose Céline. Ensuite, je préparerai mon départ et verrai si je trouve du travail dans le Sud.

Heureusement, demain est le dernier jour de maternelle pour ma puce. Après quoi les vacances d’été peuvent commencer. Je pense que c’est l’occasion rêvée pour peaufiner notre changement de vie.

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27 commentaires

Roselyne Simone Paquier

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Il y a 7 ans

Alors bon début. Et courage pour trouver un appartement et en plus ta mère et grand mère son de sacré emmerdeuse

FeizaBabouche

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Il y a 7 ans

Hello je passe sur ton histoire enfin ^^ Alors alors j'ai envie de te dire ENFIN tu demenages lolen un chapitre j'ai la tete grosse comme une pastèque ! La mère est culotté quand même cest genre un peu de sa faute si sa fille s'est faite virée ! Je crois que tu as loupé un troisième argument ^^ En route les vieux lol

Lana.M

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Il y a 7 ans

Je suis là lectrice que tu as adopté cette semaine !!! ;-) Le début est entraînant, dynamique, et les personnages ont l'air vraiment haut en couleur !! Ça s'annonce piquant ces vacances. Je prends mon temps, mais je continue. Bisous

Jeanne F.

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Il y a 7 ans

tchou tchou. Embarquement immédiat pour les vacances en famille. Point de retard, mais une vie de pastèque qui risque de se transformer non pas en steack, mais en gaspacho de pastèque. Viva espagna, viva la vida.

Not to be

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Il y a 7 ans

Ahhhhhhh ! Enfin du style, du rythme, de l'originalité ! Une vie de pastèque qui ne sent pas le steack. Je n'ai pas encore trop de retard pour prendre le train en route ! Tchou ! Tchou !

Jeanne F.

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Il y a 7 ans

Les vacances en famille, on les aime sans vraiment les aimer !

Cloe BRIDERS

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Il y a 7 ans

L'idée d'une escapade entre générations est très bien trouvé ... la famille, un thème très inspirant ... je poursuis ;-) !

Jeanne F.

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Il y a 7 ans

Merci, je voulais que cette histoire soit un peu centrer sur la famille, sur les femmes, leurs relations, leurs sentiments les unes envers les autres, leurs différences ...

paul geister

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Il y a 7 ans

trop bien le dialogue intergénérationnel. trop bien de retrouver ta plume

Jeanne F.

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Il y a 7 ans

Les mamans ont les adores, ce sont nos bouées de sauvetage dans la vie, mais parfois, elles nous font enrager. (je vous rassure la mienne n'est pas du tout comme jocelyne).
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