Beatrice Aubeterre Les trois visages de la lune Hommes et dieux

Hommes et dieux

Comme le séjour, la pièce de travail ressemblait à une bibliothèque miniature. Au beau milieu de l’espace central trônait un large bureau à gradin de style Henri II, qui offrait au comte assez d’aisance pour étaler ses notes pendant qu’il les compilait. Quand Henri s’approcha du meuble, Alexandre releva la tête de sa rédaction et adressa un sourire à son ami :


« Installez-vous ! Il me manque juste deux phrases pour compléter cet essai !


— Faite, je peux attendre, répondit Henri avec bienveillance. L’inspiration n’attend pas… il serait bien dommage de la laisser fuir, surtout si près du but ! »


Le journaliste s’assit dans l’un des sièges qui faisaient face au bureau et regarda la plume de son partenaire courir avec fluidité sur la feuille de papier grège, admirant la précision sinueuse de son écriture. Enfin, l’érudit plaça le point final sur son mémoire, déposa l'instrument sur le plumier de bronze et étancha le trop-plein d’encre avec le tampon buvard, avant de relever la tête.


« Merci de m’avoir accordé ce répit, Henri. Je suis tout à vous, mon ami. Souhaitez-vous boire quelque chose ?


— Non, je vous remercie… Je vous apporte des nouvelles positives. »


Le comte haussa les sourcils par-dessus des yeux qui s’arrondissaient comme des billes :


« Non… Ne me dites pas que… »


Henri esquissa un sourire un peu tendu :


« Ma sœur accepte votre présence lors de notre prochaine entrevue. Je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’une faveur, ajouta-t-il en soupirant. Elle possède un caractère un peu particulier. Vous vous en doutez, je suppose… Vous avez déjà eu l’occasion de croiser Léo… »


Alexandre opina gravement :


« La rencontre a été fascinante, mais pour être honnête, je ne l’ai pas trouvée spécialement agréable…


— Mon frère peut se montrer très possessif et protecteur… Un peu trop, j’en conviens… »


Alexandre éclata de rire :


« Je ne l’en blâme pas… D’expérience, vous avez bien besoin qu’on veille sur vous par moment, mais je comprends à présent ce que peut éprouver un papillon que l’on cloue au mur !


— Devant Hermine, vous n'aurez pas à endurer seul ce tourment ! Je vous rejoindrais sur sa planche à insectes si Léo ne m’appréciait pas autant ! »


Le comte sourit, malgré la lueur inquiète dans son regard :


« Je promets de rester parfaitement sage… aussi discret qu’un meuble au fond de la pièce, s’il le faut. Il sera difficile de courber ma curiosité, mais je ferai cet effort. »


Henri secoua la tête avec un sourire amusé :


« Ne vous inquiétez pas, Alexandre… Vous en ressortirez vivant, à condition de suivre mon avis : ne prenez pas la parole en premier et ne posez aucune question qui pourrait sembler indiscrète…


— Pourquoi ferais-je une chose pareille ? s’indigna Alexandre. Je suis un gentilhomme !


— Oh, je n’en doute pas. Je place toute confiance en votre galanterie, moins en votre soif de connaissance, qui pourrait vous pousser à vous montrer un peu trop… inquisiteur. »


Avec un embarras visible, l’érudit rassembla ses feuilles avec soin :


« A quelle heure sommes-nous attendus ?


— Dans la soirée, sans autre précision.


— Bien ! Cela nous donne l’occasion de nous préparer à cette visite ! Puisque je ne peux poser aucune question, je vous transmettrai les interrogations qui me viennent en tête… Que diriez-vous d'en causer autour d’une bonne tasse de café ? J’ai acquis dans une brûlerie du quartier un mélange fameux, qui pourrait bien vous plaire ! »


Henri acquiesça, soulagé de voir son ami prendre la situation d’une façon aussi positive.


« Je le goûterai bien volontiers !


— Alors, accompagnez-moi dans le séjour, où nous poursuivrons cette conversation ! »


oOo


Une vingtaine de minutes plus tard, les deux partenaires discutaient avec animation autour de deux tasses de porcelaine blanche, emplies de liquide fumant. Alexandre ne pouvait s’empêcher d’observer son ami à la dérobée. À force de travailler avec Henri, il était passé maître dans l’art de décrypter ses humeurs et il pouvait dire, sans grand risque de se tromper, que ses émotions menaçaient de la submerger d'un moment à l'autre.


Une partie de lui s’émerveillait toujours de converser d’égal à égal avec un être qui avait contribué à former le tissu de mythes, mais la plupart du temps, il ne voyait devant lui qu’un jeune homme facétieux, à l’esprit vif et à la parole facile, mais qui, malgré tout, présentait ses failles et ses fragilités. Ce qui n’avait rien d’étonnant quand on connaissait sa nature profonde, comme celle de tous ses semblables : les « âmes éveillées ».


Au départ, tous les humains partageaient le même destin : par des cycles répétés de mort et de renaissance, leur âme voyageait de corps en corps, ne gardant au mieux qu'un souvenir confus ou de vagues impressions de leurs vies passées. Cependant, ils possédaient tous, à leur insu, un principe immortel qui représentait leur individualité et d’une certaine manière, leur part divine. Seuls les « éveillés » parvenaient à pleinement maîtriser ce plan d'existence. Ils devenaient alors des êtres complets, capables d'accéder aux facultés enfouies chez chaque créature intelligente, et développaient des dons que l’on pouvait qualifier de surhumains.


Les plus puissants d’entre eux gagnaient le rang d’« éveillé majeur ». Ils pouvaient ralentir le vieillissement de leur enveloppe charnelle, guérir sans la moindre trace des blessures quasiment mortelles, contrôler leur énergie et celle du monde qui les entourait… En règle générale, pour que cette fusion pût survenir spontanément, des cycles entiers de réincarnations devaient se dérouler, au cours desquels une âme se rapprochait peu à peu de l’éveil. Les dynasties « divines » de divers lieux de la Terre avaient trouvé moyen de hâter cette transformation, parfois par des voies mystiques, parfois à l’aide de sciences aussi étranges que redoutables, héritages d’une ère révolue.


Les aînés des Douze s’étaient arrogé l’un de ces systèmes archaïques. Le patriarche de la famille y envoyait ceux de ses enfants – légitimes ou non – qu’il estimait dignes d’atteindre un niveau supérieur d’existence. D’après ce qu’Henri avait un jour confié à Alexandre, il s’agissait d’un processus pénible et effrayant, qui plongeait la conscience de ceux qui s’y soumettaient dans le chaos abyssal de la création, consumait leur âme pour la faire renaître des bribes mêmes de l'infini… Le comte avait suffisamment étudié les mystères de ce monde pour prêter foi à ce récit ; il éprouvait de la pitié pour le jeune garçon que ses facéties précoces avaient jeté dans un univers aussi obscur que cruel, derrière les murs de marbre blanc…


En dépit de l'existence singulière qui lui avait permis de traverser les âges, Henri était toujours resté, pour une part du moins, cet enfant terrorisé qui appelait sa mère, sous une voûte de pierre sombre, au milieu d’étranges machineries. Et pour cette raison, bien que simple humain, Alexandre se donnait pour devoir de le protéger de lui-même et des autres.





Tu as aimé ce chapitre ?

4 commentaires

Véronique Rivat

-

Il y a 5 ans

Je suis amoureuse d'Henri... j'ai déjà liké et partagé

Sylvio

-

Il y a 5 ans

Vraiment géniale
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.