Beatrice Aubeterre Les trois visages de la lune Un croissant d'argent

Un croissant d'argent

Le soir venu, les deux hommes avaient préparé dans les moindres détails leur entrevue avec Hermine. Même si Henri avait prévenu à plusieurs reprises que sa demi-sœur pouvait se montrer imprévisible, Alexandre éprouvait un enthousiasme profond à l’idée d’enfin approcher l’une des mystérieuses beautés qui vivaient à Ambrosia.


Plutôt que d’engager un fiacre comme l’avait fait Léo, ils avaient employé l’une des voitures du bureau, conduite par un agent relevant des affaires hermétiques. Le jour commençait à descendre quand ils embarquèrent dans le discret véhicule noir, pour prendre la route en direction de la propriété.


Au fil du chemin, Alexandre sentait son excitation s’intensifier, même si elle se mêlait d’appréhension. À quoi pouvaient ressembler ces dames célébrées des siècles durant par tout ce que ce continent comprenait d’artistes, peintres, sculpteurs, écrivains, poètes, musiciens ? À vrai dire, la « divine » Rosabelle l’intéressait assez peu, contrairement à la brillante Julie et à la sauvage Hermine. Il éprouvait une attirance particulière pour l’aura d’étrangeté qui avait toujours entouré cette dernière.


Le comte gardait malgré tout un œil attentif sur Henri ; son ami lui semblait bien trop sombre, trop pensif. Le journaliste n’avait pas décroché un mot depuis leur départ de Paris. Quand Alexandre s’était enquis de la raison de son silence, le jeune homme avait prétexté une légère fatigue, mais il le devinait tendu et inquiet. Pour ainsi laisser parler ses humeurs au point de ne pas être capable de les dissimuler, il devait être particulièrement troublé. Alexandre espéra que ce n’était pas lié à l’entrevue avec sa sœur.


Après de longues minutes à contempler des champs sous la pluie ou, plus exactement, de grandes étendues d’herbe jaunie et de terre glaiseuse entrecoupée de haies noirâtres que la nuit avalait un peu plus à chaque tour de roue, ils parvinrent enfin à destination. Ils rasèrent un haut mur qui suivait la route, délimitant l’immense propriété des Berliniac, puis un portail que le cocher partit déverrouiller avant de remonter sur son siège.


Le fiacre s’engagea sur une large allée de gravillons, bordée de buissons décharnés par l’hiver. Le véhicule obliqua vers un chemin secondaire qui filait vers la gauche, offrant brièvement au comte la vision de la vaste bâtisse.


« Ambrosia, présenta laconiquement Henri.


— Pardonnez mon jugement, mais je trouve le tout plutôt… prétentieux.


— Ne vous excusez pas, je suis du même avis.


— Je n’ai jamais douté de votre bon goût. »


Son compagnon sembla à peine entendre sa remarque. Ses doigts pianotaient nerveusement sur le rebord de la fenêtre. La voiture s’arrêta dans la boucle de l’allée, laissant les deux passagers mettre pied à terre. Henri sortit son briquet et son étui en argent, dont il tira une cigarette. Il fuma lentement, délibérément, fixant sans vraiment les voir les frondaisons noires des hauts conifères. Le comte scruta les profondeurs du parc, à la recherche du moindre signe de présence humaine. Les atermoiements du journaliste ne faisaient qu’attiser son impatience.


« Si j’étais vous, murmura Henri avec une pointe d’amertume, je ne serais pas si pressé…


— Il n’est pas donné à tout le monde de rencontrer votre sœur. »


Son ami tira une dernière bouffée avant d’écraser le mégot sur un tronc à côté de lui et de le jeter dans les buissons.


« Vous êtes un homme brave, mon cher comte, remarqua-t-il ironiquement. Suivez-moi. »


À une trentaine de mètres de là, dissimulé par un bouquet d’arbres, se dressait un pavillon vaguement gothique de brique et de calcaire blanc. Une poignée de chiens courut à leur rencontre en remuant la queue. Henri les flatta machinalement, avant d’actionner le heurtoir.


« Entrez », prononça une voix musicale, légèrement rauque.


Alexandre pénétra dans la bâtisse à la suite d’Henri, en regardant attentivement autour de lui. Le pavillon ne possédait pas de hall d’entrée, juste un séjour décoré de riches boiseries, flanqué de deux pièces – probablement une chambre et une cuisine. Des trophées ornaient les murs : massacres de cerfs, têtes naturalisées de sangliers et souvenirs macabres du même genre. Une grande table occupait une moitié de l’espace ; l'autre moitié accueillait un petit salon disposé devant l’âtre. Assise dans une pause nonchalante, les jambes bottées posées sur un tabouret, une jeune femme les attendait. Sa peau claire, ses yeux sombres et brûlants, sa chevelure à peine disciplinée composaient une étrange harmonie avec ses habits masculins où s’alliaient le cuir et le tweed. Un fusil était appuyé contre l’accoudoir, prêt à être pris en main.


Dès qu’elle entra dans son champ, le regard du comte ne put se détacher d’elle. La présence d’Hermine Berliniac lui semblait si intense qu’elle laissait à peine aux autres l’espace d’exister. Hermine ne leur proposa pas de s’installer ; elle se contenta de les toiser avec hauteur. Alexandre ne pouvait que boire avidement cette réalité cruelle et enchanteresse.


« Comme tu me l’avais demandé, me voici de retour, déclara Henri d’une voix étonnamment froide. Voilà la personne dont je t’ai parlé : le comte Alexandre d’Harmont, encyclopédiste de l’Étrange. »


Elle le fixa pensivement :


« Vous ne me semblez pas le type d’homme capable de se confronter à ce qui rampe dans la pénombre, remarqua-t-elle, vaguement moqueuse. Vous risquez d’avoir affaire à quelque chose d’autrement plus dangereux qu’une poignée de médiums douteux.


— Je suis lucide sur ce point, Madame, déclara le comte d'un ton grave.


— Je ne crois pas que vous l’êtes assez », répondit-elle avec un sourire glacé.


Elle se tourna de nouveau vers Henri :


« J’ai songé à ce que tu m’as demandé. En y réfléchissant bien, je crois avoir trouvé la solution. »


Elle passa les mains derrière son cou, sous la masse de ses boucles sombres, et détacha une chaîne qui supportait un pendentif. Elle le brandit à la lumière des flammes : d’Harmont distingua un quartier de lune ciselé dans de l’électrum. Le comte supposa qu’il devait s’agir d’un objet particulièrement important. Il savait qu’Henri en portait un de même antique facture, figurant deux ailes d’argent qui teintaient doucement l’une contre l’autre. En observant son ami, il vit ses yeux s’écarquiller de surprise.


« Hermine… souffla-t-il. Je ne peux accepter. Ce serait trop dangereux… autant pour toi que pour moi… »


Le visage de la chasseresse se plissa en une moue méprisante :


« Tu veux avoir accès à une part de mes talents… Tu sais tout comme moi que c’est la seule façon d’éviter un long apprentissage que je n’ai pas forcément envie de te dispenser. Tout au moins, le porter t’offrira un contrôle suffisant sur la magie lunaire pour que tu puisses altérer cette créature. »



Tu as aimé ce chapitre ?

9 commentaires

Phaenna SH.

-

Il y a 5 ans

Plus que 1 likes :) Courage, si tu peux passer chez moi aussi, ça serai top <3

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Merci, je suis passée ! :)

Doc Drop

-

Il y a 5 ans

Hop ! Petit like pour aider, mais dès que j'ai le temps je lis le tout. :-)

Véronique Rivat

-

Il y a 5 ans

Merde ! C'est fini !

Véronique Rivat

-

Il y a 5 ans

Vite je tourne la page !
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.