Fyctia
Sélénè
La femme s’avança ; elle portait un long manteau blanc, qui tombait en plis gracieux jusqu’au sol. Son visage sans âge, aux traits sereins, n’exprimait aucune émotion visible, pas plus que son regard pâle et lumineux. Une fine écharpe voilait sa chevelure claire.
Quelqu'un d'autre qu'Hermine se serait demandé comment elle avait pu passer inaperçue dans ce lieu obscur, mais elle ne s’en étonna guère ; quelques nuées suffisaient à aveugler la pleine lune. La chasseresse se leva et se dirigea vers celle qui avait été la plus sage de ses sœurs. Sans doute avait-elle également perçu les sombres agissements d’Hekátê. Sélénè s’était toujours montrée plus sévère qu’elle face aux incartades de la magicienne.
« J’aurais pensé que tu t’étais éloignée de ce monde, déclara la jeune femme brune d'un ton acerbe.
— Il n’y a pas que les Douze qui se sont fondus parmi les humains. Il faut bien que certains d’entre nous veillent à ce que nos semblables n’interfèrent pas avec leur monde... »
Hermine laissa échapper un ricanement :
« On croirait entendre le morveux… Pardon, le messager… ou le psychopompe ? Peu importe. Il n’est en fait qu’un petit voleur ! »
Sélénè haussa un sourcil pâle :
« Il n’est peut-être qu’un petit voleur, mais toi, tu n’es qu’une petite orgueilleuse. Il ne pourra rien sans toi et tu ne pourras rien sans lui. Il le sait, semble-t-il… Mais toi, tu as du mal à l’admettre, n’est-ce pas ? »
Hermine se leva, rejetant en arrière ses longues boucles noires :
« Et toi alors, cracha-t-elle, pourquoi es-tu ici ? Pour me narguer ? Pourquoi ne l'arrêtes-tu pas ? »
Contre toute attente, seul le silence répondit à sa tirade ; quelque chose perturbait la chasseresse, même si elle ne parvenait pas à déterminer quoi. Une légère odeur douceâtre flottait dans l’air. La chasseresse en elle la reconnut d'emblée : celle du sang. Soudain, elle remarqua l’absence criante qui lui avait échappée jusque là :
« Tu ne portes pas ton médaillon ? »
Sélénè se crispa visiblement ; ses yeux voyagèrent autour de la pièce, fuyant le regard d’Hermine. Enfin, elle baissa la tête, comme une enfant contrite :
« J’ai tenté de la confondre, Artemis… mais elle s’est montrée plus vicieuse que je l’aurais pensé. Sa créature m’a attaquée.
— Tu l’as sous-estimée. »
Les yeux pâles flamboyèrent :
« Comment pouvais-je savoir qu’elle avait acquis une telle force ? Non, tu as raison… J’aurais dû m’en douter ! Après tout, elle est parvenue à trouver des adorateurs, qui ont ranimé ses forces en lui offrant le plus puissant des sacrifices ! »
Hermine porta une main à ses lèvres ; son cœur s’affola. Les cruelles offrandes de sang humain appartenaient à un âge sombre et violent, à l’enfance de leur histoire… Désormais, dans cette société policée, même verser du sang animal passait pour barbare.
« L’a-t-elle conduit elle-même ? » demanda-t-elle d’une voix blanche.
Elle ignorait ce qui était advenu d’Hekátê quand leur univers s’était effondré, et de quelle façon elle avait traversé les siècles. Les Douze s’étaient repliés sur eux-mêmes au fil de la longue errance qui leur avait fait quitter les terres de leurs origines. Les autres éveillés majeurs s’étaient disséminés à travers cet ancien continent dont ils avaient tant marqué les mythes, ou s’étaient libérés de leur enveloppe de chair pour gagner les sphères intermédiaires d’existence, d’où ils posaient une vision lointaine sur le monde. S’était-elle désincarnée ? Avait-elle mené la destinée terne d’une humaine ordinaire ? Avait-elle su garder une petite secte d’adorateurs qui avait suffi à satisfaire son orgueil ?
« Pourquoi ici, et maintenant ? murmura-t-elle pensivement.
— Tout cela semble lié à ton frère.
— Léo ?
— Non, ton demi-frère, celui qui vient de quitter cette pièce. »
Machinalement, Hermine tourna les yeux vers la porte qui s’était refermée sur Henri, comme si elle avait pu discerner sa silhouette à travers le bois épais.
Bien sûr. Il était la seule personne à avoir entretenu un lien profond avec Hekátê, en dehors de Sélénè et d’elle-même. Il ne s’agissait pas d’une simple relation physique ou sentimentale… Ces deux-là se ressemblaient. Les sombres chemins qu’ils avaient jadis parcourus afin d’assurer qu’aucune âme égarée ne vînt à perturber le monde des vivants avaient laissé un voile de pénombre au fond de leur regard. Malgré tout, son frère appartenait au jour, il revenait toujours vers la lumière comme une plante qui craignait de flétrir dans l'obscurité… quand la magicienne, elle, y prospérait.
Semblables, mais aussi opposés, comme les deux faces d'un miroir.
« Je devine à quoi tu penses, poursuivit Sélénè, mais tu fais fausse route. Je crois que ses actes sont liés à la tâche qu’assume à présent le psychopompe.
— Tu veux dire… ses activités pour le bureau ? »
La femme blonde acquiesça.
« D'après elle, il aurait éliminé ses adorateurs. Pour cette raison, elle le voit à présent comme un traître et cherche à se venger. Le voleur de Lune sert sans doute de leurre pour attirer le psychopompe dans les rets d’Hekátê ! »
Hermine soupira ; elle ne s’était jamais demandé quelles missions remplissait son demi-frère au service de la République. Elle savait juste qu’il apparaissait à la porte de Léo à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, épuisé, parfois blessé. Son jumeau détestait cette situation, mais même lui tenait trop à son existence facile pour arracher son cadet adoré à cette destinée. À moins qu’il ne jugeât les missions d’Henri indispensables à l’équilibre de ce monde, ce qui ne lui semblait pas impossible au vu du caractère pontifiant de Léo !
« Tu la connais aussi bien que moi ! Elle ne s’arrêtera pas tant qu’elle n’aura pas obtenu ce qu’elle veut ! reprit Sélénè.
— Si c’est de son ancien amant qu’il s’agit, c’est à lui de régler cette affaire, s’obstina Hermine.
— Peu t’importe, alors, qu’elle ait trahi notre dernier serment ? Selon ses termes, si l’une d’entre nous trahissait cette promesse, les deux autres devaient la remettre dans le droit chemin… »
Hermine grimaça ; elle avait oublié ce détail… Sélénè porta la main à sa nuque comme si elle la faisait souffrir.
« Hélas, nos dons ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils étaient, tandis que les siens se sont revigorés. Je l’ai appris à mes dépens… et avec mon médaillon, elle détient un peu de moi-même, ce qui lui offre un avantage certain… Elle peut ressentir l’écho de mes pouvoirs. Même si nous l’affrontons ensemble, nous ne viendrons pas à bout d’elle… pas tant que sa créature la protégera ! »
La femme brune crispa ses poings sur l’étoffe de sa robe. Sélénè disait vrai…
« Il reste donc notre seule alternative… musa-t-elle.
— Mais pas sans notre aide. Et tu le connais bien mieux que moi… assez pour savoir comment l’assister de la façon la plus efficace. »
Hermine opina ; à quoi bon se mentir ? Au fond d’elle-même, elle savait qu'elle avait pris la décision d'aider Henri dès que Léo l'en avait supplié.
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Véronique Rivat
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Jo Mack
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Beatrice Aubeterre
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Marie-Eve Tries
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Beatrice Aubeterre
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