Fyctia
Retour vers Paris
Une fois sorti du pavillon, le journaliste alla retrouver son aîné dans la salle de musique. Au cœur de la pièce en rotonde, luisait le bois précieux d’un piano à queue, d’une harpe, et de quelques autres instruments devenus exotiques au fil des siècles : lyres, pandore et cithare, mais aussi citole et psaltérion, ainsi qu’un orgue d’intérieur de belle facture. Des médaillons dans des cadres de stuc évoquaient les neuf arts majeurs, en trompe-l’œil sur fond doré.
Le plus âgé de leur frère, Edmond, appelait l’endroit la « boîte à cacophonie », mais il n’avait jamais montré la moindre inclination pour la musique. Quand Léo et Henri vivaient encore à Ambrosia, ils s’y retrouvaient souvent pour échapper à la lourdeur de l’atmosphère. En habile touche à tout, Henri jouait décemment des instruments les plus courants, mais le talent et la sensibilité profonde du poète demeureraient à jamais hors de sa portée.
Il trouva Léo assis sur un tabouret tendu de velours, absorbé dans une partition. En l’entendant entrer, son aîné releva aussitôt la tête.
« Tu es prêt à repartir ? demanda-t-il d’emblée.
— Je n’attends que toi. »
Le poète posa la partition sur la console derrière lui et rejoignit son cadet. Henri n’aurait pas vu d’inconvénient à s’attarder un peu dans cet endroit si nostalgique, mais il suivit Léo sans protester. Ils traversèrent de nouveau le parc assombri, plongés dans leurs pensées respectives, mais malgré tout attentifs à ce qui les entourait. Qui savait ce qui se dissimulait dans l’obscurité ?
Comme prévu, le conducteur du fiacre, enroulé dans son grand manteau, les avait attendus. Ainsi perché sur son siège, il ressemblait à un corbeau endormi. Il s’éveilla en sursaut et bondit aussitôt pour ouvrir la porte à ses passagers, avec une courbette obséquieuse. Une fois enfermé dans la caisse de bois, qui s'ébranla en cahotant sur ses roues ferrées, Léo se risqua à poser la question fatidique :
« Est-ce qu’elle va t’aider ?
— Je dois revenir… J’amènerai Alexandre avec moi. »
Son frère haussa un sourcil :
« Tu parles de ton ami du bureau ? Je ne vois pas ce qu’un humain ordinaire pourrait t’apporter dans cette situation ! Même si je ne remets pas en doute son érudition, il n’est pas armé pour affronter une telle menace ! »
Henri sourit de la jalousie sous-jacente de son frère. Il la trouvait plutôt attendrissante.
« Léo, tu dis toi-même que les amis poètes que tu fréquentes vivifient ton inspiration, que leur façon de voir t’ouvre de nouveaux horizons ! Dans mon travail pour le bureau, Alexandre joue le même rôle. Il possède un œil acéré pour les détails et déniche souvent au fond de sa mémoire une bribe de connaissance qui peut se rapporter à la situation en cours. Son savoir est aussi vaste qu’éclectique… »
Léo écouta en silence, visiblement peu convaincu par cet éloge. Henri évita de mentionner le fait qu’Alexandre veillait sur lui à sa manière. Le hobereau savait se montrer attentif à ses humeurs, modérer ses ardeurs quand il agissait de façon trop intrépide, calmer les émotions qui menaçaient parfois de le submerger… Il n'hésitait jamais à le faire sourire d’un mot d’esprit ou d'une gentille taquinerie. Même si cela pouvait sembler absurde pour un être tel que lui, Henri avait fini par le considérer comme un oncle bienveillant sur lequel il pouvait s'appuyer. Malgré tout, cette relation d’amitié profonde ne pouvait rivaliser avec leur lien fraternel.
« J’espère juste que sa présence ne te mettra pas en danger... murmura sombrement Léo.
— N’aie crainte. Nous savons ce que nous faisons ! »
Son frère lui lança un regard sceptique, qu’il préféra ignorer. La campagne fit bientôt place à une succession de villages qui annonçaient la proximité de Paris, réduits à de vagues formes endormies dans la pénombre. Enfin, ils approchèrent des fortifications, en louvoyant entre les baraques et les taudis qui s’y étaient adossés. Des lueurs filtraient à travers les planches de guingois, des voix avinées s’élevaient par-delà le bruit des roues et des sabots sur la route.
Quand ils passèrent les portes de la ville pour s’engager dans les rues pavées longées de réverbères, Henri se détendit. Ambrosia se trouvait loin, très loin derrière lui… À Paris, il se sentait en terrain familier. Il avait appris à connaître cette cité aux mille facettes, où se côtoyaient l’innommable et le sublime. Même s’il y restait un exilé, cela importait peu : comme toute capitale, Paris possédait une histoire complexe aux influences diverses ; elle présentait par endroits un visage cosmopolite où il se fondait sans peine, en faisant figure d’autochtone pour les étrangers, et d’étranger pour les autochtones.
Léo avait demandé au cocher de s’arrêter tout d’abord chez Henri, sur le boulevard de Picpus, jugeant que son frère avait plus besoin de repos que lui-même. Le poète s’inquiétait bien souvent des risques auxquels les activités du bureau l’exposaient. Même s’il en fallait beaucoup pour mettre sérieusement en danger un être tel que lui, il n’était pas pour autant invulnérable, et son immortalité pouvait paraître toute relative pour qui connaissait leur vraie nature.
L’appartement d’Henri se trouvait au troisième étage d’un immeuble calme. Il se divisait en quatre pièces un peu exiguës à son goût, un cabinet de toilette et une petite cuisine. Après avoir pris congé de son frère, il gravit les escaliers et déverrouilla la porte, puis entra à pas de loup afin de ne pas éveiller l’autre occupante des lieux, sans doute déjà endormie. Quand il appuya sur le bouton qui actionnait la lumière électrique, un jour artificiel inonda le salon ; le journaliste remarqua alors que les rideaux masquaient la fenêtre ; sur la table basse devant le canapé reposaient une tasse vide et une assiette mouchetée de miettes de gâteaux. Un sentiment de culpabilité lui serra le cœur.
Le journaliste avait choisi un mobilier confortable, doté de lignes simples. L'ensemble de la pièce témoignait de son goût pour les voyages, les nouveautés technologiques et même l’économie. Les collections qu’il y entassait empruntaient peu à l’esthétique, mais illustraient ses passions : revues de toutes sortes, modèles réduits de véhicules novateurs ou fantasmés, instruments curieux acquis par pur amusement. Il avait accroché sur les murs blancs une chromolithographie représentant le mont Cyllène, en Arcadie, ainsi que quelques articles de journaux qui relataient de fulgurants progrès en matière de communication et de transport.
Henri se dirigeait vers sa chambre, quand il changea d’idée et se tourna vers une autre porte. Il l’entrouvrit avec précaution : dans le lit de métal bleu pâle, sous le couvre-pieds à volant, il aperçut une frêle forme endormie et esquissa un petit sourire.
« Bonne nuit », souffla-t-il, même si l’occupante du lieu ne pouvait l’entendre. Avec un soupir, il gagna sa propre chambre, se déshabilla et se glissa sous les draps, pour sombrer aussitôt dans un profond sommeil.
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Véronique Rivat
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Il y a 5 ans
Carazachiel
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Jo Mack
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Beatrice Aubeterre
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Michbonj
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