Beatrice Aubeterre Les trois visages de la lune Le pavillon de la chasseresse

Le pavillon de la chasseresse

Quand Léo retrouva Henri prostré sur le banc de fer forgé, il n’eut aucun mal à deviner ce qui venait d’arriver.


« Tu as vu Père ? »


Henri se contenta, pour toute réponse, de hausser les épaules.


« Ça s’est passé si mal que cela ?


— Pire encore », grimaça le jeune homme.


Il releva la tête pour regarder son frère. Dans la pénombre que dissipaient à peine les lanternes du patio, son aîné lui offrit un sourire aussi lumineux que rassurant :


« Comme d’habitude, en somme. N’y pense plus… J’ai de bonnes nouvelles pour toi. Hermine accepte de te voir. »


Le journaliste exhala un soupir de soulagement ; s’il avait essuyé un échec, il serait resté plongé dans cet océan d’amertume où la scène avec son père l’avait précipité. Cette entrevue lui permettrait, tout au moins, de se changer les idées. Hermine trouverait-elle un intérêt à collaborer avec lui ? Peut-être aurait-il dû mieux informer Léo des subtilités de ce singulier mystère et le laisser négocier avec sa sœur les modalités de son assistance.


Henri se leva d’un mouvement fluide et repoussa la mèche rebelle qui se balançait sur son front. Quand il gardait les cheveux longs, ils formaient des boucles lâches qui dansaient autour de son visage. Même courts, ils conservaient une vie propre. Sa mère avait aimé y glisser ses doigts fins, en s’extasiant sur leur douceur. En ces moments de détresse, elle lui manquait férocement.


Léo perçut son humeur sombre et nostalgique ; il posa une main sur son épaule :


« Souhaites-tu que je t’accompagne ?


— Merci, mais ce n’est pas la peine. Je connais le chemin, même si je ne l’emprunte pas souvent… »


Son frère opina :


« Je t’attendrai ici. Je… »


Le poète baissa la tête, gêné :


« Tu me trouveras dans sa salle de musique. Nous rentrerons dès que tu auras terminé. Nous n’avons pas besoin de rester ici toute la nuit… »


Le journaliste lui sut gré de ménager ses états d’âme. Il préférait se tenir loin de son ancienne chambre, qui ressemblait de plus en plus à une coquille vide. Lors de ses visites à Ambrosia, Léo bénéficiait de l’hospitalité de sa sœur ; le pavillon de chasse constituait un univers à part, où il pouvait se réfugier à l'écart de l’ambiance délétère qui régnait dans la demeure principale, mais Hermine n’offrait ce havre qu’à son jumeau… .


« Le fiacre nous attendra ?


— Je l’ai grassement payé, déclara Léo. Même si nous ne repartons qu’au petit matin, il recevra autant pour cette course qu’en plusieurs jours de travail.


— Tu te montres toujours aussi prodigue, remarqua Henri affectueusement. Pour cette fois, je ne t’en veux pas… Et j'aime mieux que ce soit toi qui dépenses l’argent que je gagne durement au service de l’État que le reste de notre belle famille. À part Edmond, peut-être... Au moins produit-il des objets utiles avec ce que sa rente lui permet d'acquérir... »


Tout en devisant, les deux frères s’avancèrent dans l’allée. Leur conversation se mêlait aux crissements du gravier sous leurs pas et au bruissement des arbres dans le vent léger. Les frondaisons projetaient des ombres sinistres sur leur passage. Les cris des oiseaux de nuit résonnaient lugubrement autour d’eux. Une fois encore, Henri songea que cet endroit refusait de les accueillir et maintenait à leur égard une froide réserve. Tout comme Léo, il gardait la nostalgie d’un climat plus doux, de montagnes odorantes, plissées comme un manteau de laine brune et verte qu’un géant aurait jeté au sol. Même s’ils avaient revêtu des noms, des métiers et des personnalités qui leur permettaient de se fondre dans la société française, ils n’en demeuraient pas moins des étrangers.


Au détour d’une allée secondaire, le pavillon de chasse apparut : contrairement à la résidence principale, il adoptait une allure vaguement gothique. Un pignon effilé s’élançait en surplomb de la porte, ornée d’un fronton à enroulement typique de la période classique. Une mince tourelle s’ajoutait à la juxtaposition des styles. Des chefs d’animaux sculptées en haut-relief, un cerf et deux sangliers, encadraient l’entrée ; dans la lueur incertaine qui filtrait à travers les fenêtres à meneaux, elles semblaient jeter sur les deux hommes un regard malveillant.


Léo s’arrêta en bas des marches, juste devant le lourd battant ferré. Un heurtoir en forme de tête de molosse attendait la main qui viendrait l’actionner. Henri hésita un instant avant de le saisir. Il frappa trois coups, comme avant le lever d'un rideau de théâtre. La référence lui semblait appropriée.


« Je te souhaite bonne chance », murmura Léo avant de s’effacer dans la nuit.


oOo


Hermine n’avait fait aucun effort de toilette, se contentant de brosser ses cheveux et de passer une longue robe d’intérieur aux couleurs automnales. Quand les coups attendus retentirent contre le battant, elle l'ouvrit sur une soirée froide et obscure et un jeune homme d’allure ordinaire ; elle aurait lâché ses chiens sur lui s’ils n’avaient été liés par le sang – même celui d’un père honni. Hélas pour elle, cela n’aurait servi à rien : les bêtes ingrates se seraient couchées à ses pieds, offrant leur gorge à celui qui exerçait un contrôle complet sur eux.


En dépit de sa vaste mémoire, Hermine ne parvenait pas à se rappeler la dernière fois où ils s’étaient vus seule à seul… Peut-être n’était jamais arrivé. Elle se demanda une fois encore ce que Léo pouvait bien trouver à ce garçon à l’esprit brillant, mais futile, à cette personnalité qui s’était toujours si bien accommodée de fréquenter le commun. Jamais elle n’aurait tenté quoique ce fût contre lui, par crainte de peiner Léo, mais elle aurait aimé pouvoir le pousser sur le côté, comme un grain de sable irritant.


Malgré tout, elle devait reconnaître que le « Morveux », comme elle se plaisait à le surnommer, s’était engagé plus loin que quiconque sur les chemins de la vie, de la mort et des savoirs cachés. Et quand elle se le rappelait, la lueur d’argent qui illuminait parfois le regard du jeune homme la brûlait comme une flamme trop vive.


Car en dépit de son visage innocent, ce garçon était dangereux. Le plus dangereux d’entre eux, sans doute. Même si, au fil du temps, il avait développé un sentiment gênant : la compassion. Pas seulement pour les siens, mais également pour la plèbe. Jadis, il avait pu se montrer aussi orgueilleux et cruel que n’importe lequel d’entre eux, mais ces travers s’opposaient à sa véritable nature : celle d’un joueur, imprévisible, calculateur, indifférent au gain… Il adoptait cette attitude déroutante dans tous les domaines d’importance : le pouvoir, l’amour, la mort. Il était juste… incompréhensible.


« Hermine. Je te remercie de ton invitation... »


Sa sœur se recula pour le laisser passer, mais elle se refusait à lui témoigner le moindre égard. Le visiteur pénétra dans son antre avec assez d’humilité pour ne pas encourir son courroux, mais elle ne lisait en lui aucune soumission. Juste une certaine réserve, nuancée par l’éclat intense de son regard.


Elle devrait s’en contenter.


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6 commentaires

Véronique Rivat

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Il y a 5 ans

Déjà liké et partagé. Henri est attachant !

Marie-Eve Tries

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Il y a 5 ans

J'aime vraiment le monde intérieur de tes personnages. Ils sont riches, on sent qu'ils dépassent simplement le récit et qu'ils ont acquis d'avoir leur vie propre. A chaque fragment lu, je me sens un peu plus proche de ton récit.

VirginieG

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Il y a 5 ans

Durant le confinement, j'ai lu Mythos et Heroes de Stephen Fry. Je retrouve avec grand plaisir les 12 dans leurs relations tendues et complexes que tu restitues si bien. Merci, encore une fois.

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

Je ne connaissais pas, mais je note ! Merci à toi ! :)
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