Fyctia
Rumeurs d'orage
Henri détestait Ambrosia, cette vaste pâtisserie néo-classique avec son porche à colonnade et à fronton, ses arcades et son dôme central. La demeure avait été construite à la fin du siècle précédent pour un négociant au goût douteux. Son architecte avait employé le vocabulaire pompeux d’un Claude-Nicolas Ledoux, sans parvenir à y insuffler son sens du grandiose, juste une prétention qui frisait le ridicule.
Même si sa famille y vivait, jamais Henri ne s’y était senti chez lui. Dès qu’il l’avait pu, il avait fui l’atmosphère glacée des salles froides et minérales. La bâtisse comportait assez de pièces pour que chacun pût s’isoler, mais la présence des autres représentants des Douze devenait vite étouffante. Malgré tout, aucune ne l’affectait autant que celle de son père.
En dépit du froid automnal, Henri avait trouvé refuge dans le patio et fumait une cigarette en contemplant la fontaine fatiguée. Les rosiers grimpants répandaient leurs feuilles jaunies sur la pelouse et les massifs de fleurs s'étaient racornis avec l'arrivée des mauvais jours. Ici, pourtant, il espérait échapper à l’attention du chef de famille ; après tout, son père ignorait tout de son escale à Ambrosia.
Hélas, sa présence ne devait pas demeurer secrète. La silhouette effacée de sa tante Marie apparut entre deux colonnes du péristyle ; son visage placide s’anima d’un sourire gêné :
« Henri ? Je suis heureuse de te voir… Cela fait longtemps, mon enfant… »
Ses mots résonnaient de sincérité, mais elle ne fit pas mine de s’approcher pour le serrer dans ses bras, comme à l'accoutumée.
« J’espère que tu passeras un peu de temps avec nous ! Ton père t’attend dans le grand salon. »
Le journaliste ferma les yeux en soupirant ; il pouvait refuser et rester terré dans le patio. Charles Berliniac ne s’abaisserait pas à venir le chercher. Malgré tout, il sentait un étrange poids dans sa poitrine… celui du regret, du deuil persistant de celui qu’il avait cru connaître et qu’il avait tant respecté.
Hélas, c’était quand il chutait qu’on découvrait la valeur d’un homme. Henri avait d’abord attribué le changement de son père à la perte de sa toute-puissance, pour s’apercevoir que les épreuves avaient juste révélé l’individu égoïste et mesquin qui se dissimulait sous la noble figure du patriarche.
Le journaliste s’était imaginé qu’avec le temps, Charles Berliniac se serait habitué à une existence moins glorieuse, mais plus confortable. Il ne manquait ni de moyens, ni d'honneurs. La semaine d'avant, il se pavanait à un banquet dans les salons de l'Elysée, échangeant des avis éminents avec le président Loubet. Il détenait encore assez d’influence et de richesse pour faire trembler d’un regard sourcilleux la plupart de ses contemporains. Henri y avait veillé.
Le crépuscule s’est insinué dans la demeure, l’envahissant d’ombres bleutées. Un reste de lumière s’attardait sur les courbes austères du mobilier Empire, accrochait les entrelacs dorés de la tapisserie, nimbait presque par hasard le maître des lieux. Charles Berliniac, raide, majestueux, toisait son fils avec un mépris confinant au dégoût. Sa chevelure abondante et sa barbe argentée semblaient émettre leur propre lueur, comme des nuées d’orage. Des éclairs palpitent déjà dans ses prunelles d’une insondable noirceur. La tension stagnait dans la pièce ; Henri entendait presque l’air crépiter autour de son père. Malgré tout, il ne baisserait pas la tête devant lui.
Le journaliste avait eu l’innocence tragique de revendiquer son héritage à l’âge où la plupart des enfants ignoraient le sens de ce mot. Depuis, il avait vécu dans l’ombre de cette présence merveilleuse et terrible, comme sous le grondement du tonnerre, sans savoir quand ni où la foudre pouvait tomber. Malgré tout, il avait nourri de bonnes raisons de ne pas la craindre : n’était-il pas son préféré, le plus proche du patriarche, courtisant son approbation, prêt à tout pour lui plaire, par son audace, son intelligence, par son insolence même ?
Pour conserver cet état de grâce, Henri avait tout pardonné à son père : ses accès de colère, ses frasques et ses turpitudes. Il a été son complice, son confident, son disciple. À son service, il avait usé de son charme, de son ingéniosité et de ses talents de persuasion pour des causes inavouables, voire indignes.
À présent, le piédestal s’était effondré… et Charles Berliniac n’avait plus besoin de lui. Il dépendait de lui : cela faisait toute la différence. Le fils favori ne représentait plus qu’un mal nécessaire que son géniteur fustigeait, car il symbolisait désormais toute son impuissance.
« Tu n’as pas annoncé ta venue, asséna-t-il comme un jugement. Je suppose que tu as accompagné Léo ? »
Henri lui adressa un sourire narquois :
« Vous me répétez bien assez que mon foyer ne se trouve pas à Paris, mais ici ! Pourquoi devrais-je m’annoncer quand je rentre chez moi ? »
Il porta la cigarette à ses lèvres, aspira l’arôme brûlant de la fumée. Puis, les yeux clos, il exhala lentement. Peu lui importait d’adopter l’allure digne ou hiératique qu'appréciait son père. Il lui offrait une figure indolente adossée à un pilastre, son corps mince drapé dans les plis faussement négligés d’un costume clair. Une mèche blond foncé, désespérément rebelle, balayait son front lisse. Comme il s’y attendait, le patriarche s’offusqua de cette attitude :
« Tu devrais t’abstenir de cette détestable habitude devant moi. Il est déjà assez dégradant que tu ne te souviennes pas de qui tu es. De ce que tu es. Tu pourrais au moins montrer assez de décence pour ne pas te conduire comme un membre de la plèbe… »
Henri aurait pu en rire, s’il en avait eu le cœur. Il ne désirait pas vivre dans l’illusion d’un passé révolu : l’époque présente se révélait enivrante de possibilités, à qui savait s’adapter. Et pour ces pensées audacieuses, les siens le percevaient comme un traître. Il aspira une nouvelle bouffée de sa cigarette. À travers la volute bleutée, il observa son père en silence. Malgré ses traits impassibles, l’orage sévissait toujours dans son regard sombre. Henri crispa sa main droite, dissimulée dans sa poche, et sentit le tiraillement du réseau de cicatrices qui marquait sa paume.
« Qu’est-ce que vous allez me faire ? demanda-t-il avec détachement. Me foudroyer sur place ? »
Seul le silence lui répondit. Et c’était sans doute le pire. Il pivota sur ses talons et retourna vers le patio, où la fontaine gargouillait toujours, moqueuse. L’air frais le cingla, sans parvenir à l’éveiller de l’engourdissement dans lequel le plongeaient les échanges avec son père. Au fond de lui s’ouvrait un gouffre sombre, plus profond que le gosier de Charybde. Un foyer éteint que ni l’alcool, ni la fumée, ni l’embrasement d’une étreinte passagère ne pouvaient ranimer.
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Véronique Rivat
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Il y a 5 ans
Beatrice Aubeterre
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Il y a 5 ans
Carazachiel
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Il y a 5 ans
Beatrice Aubeterre
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Marie-Eve Tries
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Beatrice Aubeterre
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VirginieG
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Beatrice Aubeterre
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