Beatrice Aubeterre Les trois visages de la lune Le jour et la nuit

Le jour et la nuit

Tandis que Léo rapportait à Hermine ce qu’Henri lui avait confié, elle demeura immobile et muette, un poing pressé contre ses lèvres. Le poète percevait le tourbillon d’émotions qui ravageait le cœur de sa sœur. Même si elle parvenait à le cacher sous une épaisse couche de glace, elle possédait une nature incandescente, susceptible de s’enflammer aux moments où l'on s’y attendait le moins.


Depuis toujours, les jumeaux vivaient dissimulés sous un manteau d’apparence. Même si cet habit reflétait leur essence, il masquait tout ce qu’ils ne souhaitaient pas laisser voir. Les faiblesses, les fêlures... la souillure indélébile du sang sur leurs mains. Et, surtout, leurs similitudes profondes.


Le frère et la sœur se ressemblaient peu de prime abord, si ce n’était par leur perfection physique. Le garçon aux boucles ensoleillées, aux iris d’or liquide, si prompt à parler, à sourire, à séduire, à prospérer sous l’adoration des autres... La fille à la chevelure sombre, aux yeux de ténèbres, à la peau aussi pâle que la clarté lunaire, solitaire et sauvage... Il multipliait les liaisons féminines comme masculines. Elle avait juré de ne jamais laisser aucun homme user de son corps, même si elle avait pu, à l'occasion, éprouver pour l’un d’entre eux autre chose qu’un mépris absolu.


Malgré tout, ils n’étaient pas, comme il semblait si facile de le croire, « le jour et la nuit » : ils se tenaient tous les deux dans la violence trouble du clair-obscur. Ils aimaient avec la même passion dévorante, haïssaient avec la même puissance dévastatrice, à côté desquelles les émotions ordinaires de l’humanité ressemblaient à des caprices enfantins. Quand ils étaient ensemble, ils n’avaient jamais besoin de se cacher ni de prétendre, ni de parler pour se comprendre. Ils avaient eu leurs différends, parfois profonds, parfois cruels. Ancrés dans le sang. Mais ils se rejoignaient toujours, entre l’ombre et la lumière, échangeant leur rôle en une danse souvent dangereuse, voire mortelle.


Quand, enfin, la voix du poète s'éteignit, elle resta muette un long moment, avant de laisser échapper un rire crispé :


« Ainsi, notre cher petit frère veut se charger de ramener la paix ? Grand bien lui fasse ! Après tout, il se trouvera en terrain familier lorsqu'il se tiendra devant elle !


— Hermine… protesta Léo. Il se soucie vraiment de toi !


— Et après ? Je ne lui ai rien demandé ! Qui te dit qu’il ne tente pas de la protéger, elle ? »


Le visage de Léo s’assombrit.


« Tu sais que c’est faux. Jamais Henri ne ferait passer les intérêts de quiconque devant ceux de sa famille. Même quand il sert le gouvernement de ce pays ! »


Hermine ne répondit pas ; elle dressait toujours le menton avec cette expression de défi qu’elle opposait au monde entier, mais elle ne pouvait duper son jumeau. Il avait noté la raideur de son corps, l’infime tremblement de ses mains, la crainte qui élargissait ses yeux…


La voix de Léo s’adoucit :


« Avec un peu d’aide de ta part, tout se résoudra avec plus de facilité et de rapidité. Tu n’auras même pas à intervenir…


— Je n’ai jamais eu l’intention de le faire ! »


Le corps de la jeune femme s’affaissa légèrement ; elle laissa échapper un long soupir :


« Est-ce qu’il t’a accompagné ici ?


— Nous sommes venus ensemble, en effet. Il attend ma réponse dans la demeure… »


Hermine esquissa un léger rictus :


« Cette affaire doit vraiment lui tenir à cœur pour qu’il accepte de pénétrer dans l’antre des monstres... »


Malgré la dérision audible dans sa voix, Léo se crispa : certes, leur famille possédait des torts, mais il conservait malgré tout un fond de respect pour son père, ses oncles et tantes, certains de ses frères et sœurs et même pour sa redoutable belle-mère. Ce qui ne signifiait pas pour autant qu’il les aimait, encore moins qu’il les appréciait. Peu d’entre eux échappaient à son jugement lapidaire d’une lignée qui aurait dû se dissiper dans la poussière des âges.


« Il faut bien récompenser sa bravoure, poursuivit-elle. Tu peux lui dire de venir. Après tout, il reste de notre sang, même s’il semble nous préférer la compagnie des humains ordinaires... »


Leo serra les dents pour ne pas rétorquer que lui aussi prisait la société de ces humains ordinaires, et qu’en pensant insulter Henri, elle lui assénait les mêmes reproches. Mieux valait garder le silence : ce genre de saute d’humeur indiquait qu’elle s’était rendue à ses arguments, mais son orgueil lui dictait de manifester son désaccord.


« Va, reprit-elle, fais-le venir. »


Elle se laissa sombrer dans le fauteuil avec un petit sourire narquois :


« Je te promets de rester courtoise envers lui… autant que possible ! »


Le poète opina et quitta l’assise inconfortable de l’accoudoir. Tandis qu’il se dirigeait vers la sortie du pavillon de chasse, il sentit le regard de sa sœur peser sur lui, jusqu’à ce qu’il franchît la porte.


oOo


Hermine écouta les pas de son frère se dissiper dans la nuit, en tentant de calmer le chaos qui faisait rage au fond de son cœur. Elle n’avait aucune trahison à redouter de sa part. Même quand la vie conspirait à les éloigner, quand leurs intérêts et leurs affections les tenaient séparés, le lien qui les unissait ne faiblissait pas. Tous deux gardaient le souvenir douloureux d’une jeunesse traquée, une époque sombre où chacun d’eux n’avait que l’autre pour horizon, en dehors du visage harassé de leur mère. Pour survivre, ils avaient dû tuer, alors même que l’enfance n’avait pas encore lâché sa prise sur leur fragile existence.


Pourtant, tout comme son frère offrait parfois son attention à d’autres personnes, Hermine l'avait abandonné pendant un temps. Elle s’était conduite comme une fillette attirée par l’obscurité. D’autres qu’elle avaient suivi la route secrète d’un savoir trouble, emprunt d’une puissance larvée. Mais là où certains s’y étaient engagés en solitaire, elle s’était liée avec ces deux femmes qui lui ressemblaient tant, comme un double reflet de ce qu’elle était, la première d’ombre, la seconde de lumière.


À la fin, quand les bosquets s’étaient fanés, quand les clairières et les colonnades de marbre s’étaient désertées et que la lune n’avait plus été qu’un œil rond et pâle dans le ciel, Hermine avait choisi sa famille et l’exil, sous la promesse de ne plus invoquer la magie ancienne qu’elles avaient partagée.


L’une d’entre elles avait trahi ce serment… et elle devinait aisément de qui il s'agissait. Celle qui avait toujours outrepassé leurs règles, sans même se donner la peine d’adopter une vertueuse façade. Hekâtè…


Malgré tout, il ne lui appartenait pas de remettre les choses en ordre. Même si elle se savait sauvage et impitoyable, Hermine, qui s’était jadis nommée Artemis, craignait de plonger son regard dans les profondeurs sanglantes de prunelles habitées par une folie plus subtile et pernicieuse encore que la sienne.








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8 commentaires

Carazachiel

-

Il y a 5 ans

Tellement de poésie et de tourbillon de sentiments dans ce chapitre ! Magnigique !

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Merci ! <3
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