Beatrice Aubeterre Les trois visages de la lune Hermine

Hermine

Hermine avait passé une journée exécrable. Elle avait laissé filer deux de ses proies et s’en était prise injustement à ses chiens. Les deux griffons fauves, avec cette loyauté presque absurde qui était le propre de leur espèce, ne lui en tenaient pas rigueur. La jeune femme était rentrée plus tôt qu’à l’accoutumée et demeurait prostrée dans son fauteuil préféré, devant la cheminée. Sous la lumière mouvante des flammes, les massacres de grands cerfs accrochés aux murs projetaient dans la pièce des ombres étranges et diaboliques.


Habituellement, l’arrivée de la nuit la rendait sereine, mais ce soir-là, Hermine se sentait nerveuse, inquiète ; elle ne parvenait pas à trouver le repos. Depuis une dizaine de jours, des rêves lancinants, échos d’un lointain passé, troublaient son sommeil. Elle se leva, resserra la ceinture de son peignoir de soie et glissa ses doigts dans ses longues boucles sombres. Le miroir au-dessus du linteau lui renvoyait son image : un visage pâle aux traits à la fois gracieux et volontaires, des yeux de jais où étincelait par moments un éclat d’or blanc… Sa main plongea dans son décolleté pour attraper le pendentif qui ne la quittait jamais : son signe d’appartenance à une caste ancienne et puissante, qui avait laissé derrière elle son humanité. Au fil du temps, son énergie avait imprégné l'objet, au point qu’une part de ses pouvoirs s’y concentrait désormais. Quand Hermine craignait d’oublier qui elle était, et surtout ce qu’elle était, elle serrait entre ses doigts le mince croissant de lune.


Derrière son épaule, elle pouvait presque voir leur silhouette se dessiner. La première possédait des cheveux pâles, des iris presque incolores, des traits ciselés et sereins. La seconde était aussi brune qu’elle, mais des reflets de sang jouaient dans ses prunelles ; une malice immémoriale teintait son expression. La jeune femme ferma les paupières, tentant de les faire disparaître, mais quand elle rouvrit les yeux, une tout autre image accueillit son regard : celle d'un crâne décharné, aux orbites vides et au sourire grimaçant.


Hermine poussa un cri et se recula vivement. Habituellement, il en fallait bien plus pour l’impressionner, mais la sensation de malaise grandissant qu’elle éprouvait ces temps derniers mettait ses nerfs à vif ; des événements néfastes se tramaient. Quelqu’un puisait à une source que par un triple serment, ses compagnes comme elle-même avaient juré de ne plus invoquer.


Peu à peu, son trouble se mua en colère. Sa main se posa sur un pot d’étain placé sur le linteau de la cheminée ; dans un geste désespéré, elle le projeta vers le miroir ; l'impact marqua sa surface de fissures qui rayonnaient comme les fils d'une toile d'araignée. Les éclats emprisonnaient l’image fragmentée de son visage blême, de son regard hanté par les ombres. La jeune femme serra les poings ; des larmes brûlantes lui montaient aux yeux. Le passé était éteint, révolu, et destiné à le rester. Elle devait parler à son jumeau, lui demander d’user de sa Vision pour déterminer quelle magie de nuit et de mort s'éveillait, quand la lune brillait dans le ciel. Mais qui disait « mort »… impliquait aussi, probablement, de converser avec son embarrassant demi-frère, même si elle n’avait aucune envie de l’associer à ses affaires. Il s’en était déjà bien trop mêlé ! Mais n’était-ce pas le propre des hommes de sa famille de se laisser dominer par leurs turpitudes ?


Hermine s’écarta de son reflet ; en reculant, elle trébucha sur le pied du fauteuil ; elle aurait basculé, si des bras vigoureux ne l’avaient retenue.


Elle tourna la tête, pour rencontrer des prunelles dorées qu’elle affectionnait par-dessus tout.


« Léo... murmura-t-elle d'une voix qui tremblait de fatigue et de soulagement.


— Est-ce que tu vas bien ? » demanda le poète, inquiet.


La jeune femme baissa les yeux et serra les dents, incapable de révéler sa faiblesse, même devant la seule personne en qui elle plaçait sa confiance.


« Je sens quelque chose se tramer… d’obscur et de dangereux.


— Lié à la lune ? »


Elle le regarda avec surprise : « Mais comment le sais-tu… ? »


Léo se contenta de sourire ; la prenant par le bras, il la conduisit vers le fauteuil où il la fit asseoir, avant de s’installer sur l’accoudoir, comme à son habitude : « Je vais te révéler tout ce que j’ai appris… puis je solliciterai de toi un service. Il te reviendra d’accepter… ou de refuser. »



oOo



La femme aux cheveux blonds reprit conscience dans une forêt de pierre où le vent chuchotait des rumeurs funèbres. Elle se redressa péniblement et parvint à se mettre à genoux sur les graviers de l’allée. Une vive douleur lui traversa la nuque. Quand elle y porta la main, elle sentit sous ses doigts un liquide chaud et poisseux…


Passé le premier choc, Selênê s’obligea à respirer lentement et profondément pour calmer son cœur emballé. La blessure semblait superficielle ; elle pouvait bouger sans effort et, déjà, le sang se tarissait. Elle ferma les yeux et envoya son énergie se concentrer sur l’arrière de son cou, afin de déterminer quel type de plaie elle avait reçue et pourquoi on l’avait frappée à cet endroit.


Le flux coula dans son corps, lui rapportant l’information dont elle avait besoin : sa nuque arborait des sillons tracés par des griffes acérées. Elle se souvint alors de ce qu’elle avait entraperçu avant de perdre connaissance : une silhouette sombre accroupie aux pieds d’Hekátê. Au bout de ses doigts aux ongles effilés comme des rasoirs, pendait une chaîne qui supportait un objet brillant : un pendentif en forme de pleine lune, de facture très ancienne, ciselé dans l’or pâle. Selênê revit le sourire imbu de malice qui avait étiré les lèvres blêmes de la magicienne, tandis que sa créature lui tendait son trophée.


C’était donc cela… Hekátê lui avait volé son médaillon !


Selênê se releva d’un mouvement souple ; ses poings se crispèrent sous l’effet d’une intense frustration. Comment avait-elle pu se monter si naïve ? La réponse lui apparut aussitôt : elle avait conservé un reste de tendresse pour celle avec qui elle avait tout partagé. Hekátê n’avait pas toujours montré autant de noirceur… Peut-être la folie et la solitude avaient-elles révélé sa part la plus sombre.


Pourtant, Selênê avait cru entendre dans la voix de sa sœur une désespérance profonde, une souffrance infinie. Personne ne vivait aussi longtemps sans frôler la démence. Et seuls ceux qui accomplissaient ce voyage à travers les siècles pouvaient comprendre ce carcan de regrets et de nostalgie qui lui étreignaient le cœur.


Désormais, elle ne disposait pas d’autres alternatives que demander l’aide au troisième membre de la triade... Celle qui, jadis, portait le nom d'Artemis.


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6 commentaires

Carazachiel

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Il y a 5 ans

Quel beau chapitre, très triste aussi. Enfin, ça m'attriste de voir ce que sont devenus les membres de la Triade, et de voir que le poids des siècles les mine :/

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

Merci ! Oui, le temps n'a pas été des plus cléments pour tout ce petit monde... Merci Cara ! :)
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