Fyctia
Ombre et lumière
Tout au long du boulevard de Ménilmontant, une silhouette couverte d’un fin manteau couleur de crépuscule bondissait d’immeuble en immeuble, comme si elle échappait à l’attraction de la terre. Quelques mèches lumineuses s’évadèrent de sa capuche, flottant derrière elle.
De ses doigts impalpables, la lune se frayait un chemin à travers l’épaisse couche de nuages, pour tirer de l’obscurité les toits inégaux. Pour le voleur, ils traçaient une route vers le salut, vers un havre sûr où nul ne viendrait le chercher. Il franchit le mur du cimetière du Père-Lachaise, survolant la forêt de tombes, les mausolées monumentaux, les formes figées des anges et des pleureurs de pierre.
Une femme était assise dans l’une des chapelles funéraires ; elle portait une longue robe noire qui soulignait son teint pâle et ses cheveux aile de corbeau.
La silhouette en manteau sombre s’approcha d’elle et rejeta en arrière son capuchon, dévoilant ses traits éthérés, ni vraiment féminins, ni pour autant masculins… Un visage délicat qui semblait sculpté dans le clair de lune. Les mains blanches tendirent à la femme le sachet de velours dont le contenu tinta légèrement. Elle le reçut sans autre remerciement qu’un sourire de Sphinx.
« Quelle habileté… susurra-t-elle. Seul un autre voleur saurait l’apprécier, ne crois-tu pas ? »
Les yeux, deux gouffres obscurs dans cette face blême, la fixèrent sans comprendre.
« Quand rentrerai-je chez moi ? souffla une voix qui ressemblait au murmure du vent.
— Bientôt, répondit la femme d’un ton rassurant. Il n’est pas encore venu à moi… Mais cela ne tardera plus. Va te reposer à présent. »
Le voleur acquiesça et se retira docilement. Elle le suivit des yeux, le regardant disparaître dans les profondeurs d’un caveau, et demeura seule, pensive, aussi immobile que les statues autour d’elle.
« C’est donc cela ? »
Les paroles claires et musicales firent sursauter la magicienne. Le visage assombri par la contrariété, elle se leva dans un bruissement de voiles, pour apercevoir une silhouette devant elle. Celle d’une femme vêtue d’une longue robe blanche, qui épousait ses formes élancées. Un cercle d’or pâle retenait une chevelure de la même couleur lumineuse. Des yeux langoureux et miroitants, d’un gris argenté, posaient sur l’invocatrice un regard sévère.
« C’est donc cela, répéta-t-elle, dans une langue si vénérable que seuls les témoins d’un passé lointain pouvaient encore la comprendre et la parler. Tu n’as pu t’empêcher de laisser libre cours à tes instincts manipulateurs. »
Son interlocutrice laissa échapper un rire teinté d’ironie : « Comme tu es prompte à juger, très chère sœur… Tu as toujours regardé mes dons avec répugnance, comme si leur existence constituait une transgression de l’ordre naturel du monde.
— C’est faux et tu le sais. C’est l’usage que tu en fais qui m’indispose. »
La magicienne aux cheveux sombres renversa la tête en arrière et laissa échapper un rire profond, un peu guttural.
« C’est vrai, j’avais oublié que nous devions désormais ramper devant ce peuple obscur et misérable. Renoncer à nos noms et à nos pouvoirs et devenir ses laquais. Le laisser traquer nos adorateurs comme de vulgaires criminels… »
La femme blonde se rapprocha de quelques pas, tout en gardant malgré tout une distance prudente avec son ancienne alliée.
« Le monde change. Si nous voulons continuer à y vivre, nous devons accepter de faire quelques concessions. »
Sa voix, claire et musicale, vibrait d’un regret assorti de résignation profonde. Ses mains jointes, sa tête baissée illustraient tout le poids d’une défaite insidieuse qui avait mis des siècles à s’imposer. Les lèvres de la magicienne se retroussèrent sur une grimace de fureur :
« Comme les Douze, qui rampent devant ceux qui, jadis, nous vénéraient ? C’est cela que tu me demandes de devenir ? Une esclave ? Voire pire encore ? »
La fureur faisait crépiter sa voix, qui semblait sortir des ténèbres infernales ; dans son regard, un tourbillon de noirceur avalait le reflet de la lune, des étoiles et même de sa sœur debout devant elle. Son corps drapé de voiles funèbres tremblait comme celui d’un enfant glacé.
« Avons-nous seulement le choix ? soupira la femme blonde. Le monde a changé. La ferveur mystique des humains a décliné si fortement que nous ne pourrons plus jamais exercer nos pouvoirs comme nous le faisons jadis… Sans limites, et souvent sans morale. Ou, du moins, avec des principes trop différents de ceux qui régissent cette société. »
Un sourire las apparut sur son beau visage :
« S’il faut changer pour s’adapter, cela ne me dérange pas… mais je comprends pourquoi tu as tant de mal à l’accepter. Cette transition semble plus facile à ceux qui ont choisir les voies de l’ordre.
— Ou de la soumission… Comme le Psychopompe… »
Les yeux pâles s’élargirent :
« C’est donc cela. Au bout d’une éternité… tu n’as toujours pas oublié. Je te croyais trop fière pour jouer les femmes bafouées… »
Les mains blêmes, aux ongles trop sombres et trop longs, se crispèrent :
« Bafouée ? C’est moi qui l’ai rejeté quand il a cessé de me distraire ! Pendant toutes ces années, j’ai observé sa déchéance, avec un peu de regrets… Nos pouvoirs représentaient les deux faces d'une même pièce, et les routes qu’il n’empruntait plus sont redevenues peu à peu les miennes. En ce monde désenchanté, bien des âmes tourmentées se tournent vers les ténèbres. N’aurait-il pas pu me les laisser ? »
La douloureuse protestation se répercuta à travers les allées silencieuses, sans en réveiller les locataires qui reposaient dans leurs demeures de pierre.
« Il s’est contenté de les remettre sur la route qu’ils n’auraient pas dû quitter, répliqua la visiteuse. Il a arrêté ceux qui les avaient conduits à l’errance et à la folie, sans chercher d'où ils tenaient leur savoir. Leurs victimes étaient devenues des monstres, hurlant dans la nuit. Tu t’es repue de leurs souffrances pour reconstituer tes pouvoirs amoindris… Encore une fois, il n’a fait que son devoir sacré… celui qui fut jadis le tien, et que tu as trahi ! »
La femme blonde se rapprocha encore ; son corps s’était mis à rayonner, tandis que ses yeux s’illuminaient d’une lueur d’or argenté.
« S’il faut que je t’arrête par la force, je le ferai… Hekátê. »
Sa rivale aux cheveux sombre esquissa un sourire cruel :
« Eh bien, essaye donc… Selênê ! »
L’intéressée ne se laissa guère impressionner. Son corps grandissait, comme si elle voulait occulter les étoiles ; une illusion qui témoignait de sa puissance. La magicienne ne chercha pas à résister. Sa rage était retombée ; elle se contentait de la fixer du regard, avec un sourire narquois.
Les nuées s’écartèrent ; un rayon de lune dévala derrière la femme blonde, un pont immatériel entre la terre et le ciel, la vie et la mort. Une ombre se glissa le long de cette voie éthérée, et bondit vers elle, tel éclair obscur.
21 commentaires
Véronique Rivat
-
Il y a 5 ans
Marie-Eve Tries
-
Il y a 5 ans
Beatrice Aubeterre
-
Il y a 5 ans
Arno Rozen
-
Il y a 5 ans
Beatrice Aubeterre
-
Il y a 5 ans
Véronique Rivat
-
Il y a 5 ans
Beatrice Aubeterre
-
Il y a 5 ans
VirginieG
-
Il y a 5 ans
Beatrice Aubeterre
-
Il y a 5 ans
Carazachiel
-
Il y a 5 ans