Beatrice Aubeterre Les trois visages de la lune Un peu de persuasion

Un peu de persuasion

L’unique syllabe de ce mot flotta, chargée de non-dits, entre les deux occupants de la pièce. Henri sentit son cœur sombrer ; jusqu’à présent, il s’était retenu d’évoquer ce voyage passionné qui l’avait mené au sein des ombres. Il ne pouvait l’enterrer à l’infini au plus profond de sa mémoire : après tout, elle affectionnait les territoires ténébreux arpentés de figures monstrueuses.


« Oh, je pourrais me trouver bien des excuses… J’étais jeune, inexpérimenté… Nous suivions les mêmes chemins – les siens étaient juste un peu plus obscurs, et d’autant plus fascinants. Entre notre père et notre oncle, qui traçaient d’autorité ma route, elle représentait une troisième voie, bien plus séduisante. Ses deux compagnes n'ont pas apprécié notre relation... Elles la considéraient comme une faute, voire une trahison de sa part. Et comme un manque de jugement de la mienne...


— Tout ceci est terminé depuis longtemps.


— Certes, mais j’ai failli à mes propres yeux.


— Qui d’entre nous n’a jamais commis d’erreur, Henri ? Nous nous montrions bien souvent fantasques et cruels… et tu n’as pas été le pire d’entre nous. Notre sentiment de toute-puissance découlait d’une ingénuité qui a accéléré notre chute. Aucun d’entre nous n’a su le voir, pas même moi. Dans ce désastre, tu es le seul à être retombé sur tes pieds. Tu ne te prendras pas deux fois dans ses rets ! »


Henri aurait bien voulu éprouver autant d’assurance. Il garda le silence un moment, l’esprit agité de souvenirs enfiévrés. Léo le contempla avec le même mutisme, ses prunelles d’or à peine visibles sous la haie cuivrée de ses cils :


« Est-ce de cela que tu as peur, Henri ? demanda-t-il enfin, non sans douceur. Qu’elle soit de retour ? »


Le journaliste détourna les yeux, soudain inquiet ; tant que cette crainte profonde n’était pas formulée, il pouvait toujours l’ignorer… Sans le vouloir, Léo venait de lui donner une réalité qui le glaçait :


« Si tel était le cas, ta sœur pourrait-elle l’ignorer ? »


— Tu sais mieux que quiconque que les membres de Triade ont fait le serment de ne plus jamais se rassembler…


— Mais elle est peut-être au courant de quelque chose ! » insista Henri, même s’il s’engageait dans une route dangereuse.


Léo ne répondit pas ; il s’avança vers le guéridon où son frère avait laissé la carafe de Cognac et se versa un verre ; il demeura un long moment plongé dans la contemplation du récipient de cristal, dont l’alcool dorait les facettes.


« Si tu estimes que lui parler est trop difficile, autant renoncer, reprit le journaliste, frustré par son silence.


— Mais tu souhaites que je le fasse…


— Oui, je ne le nierai pas. »


Henri baissa les yeux sur ses mains jointes :


« Quelqu’un s’amuse avec des forces qui n’auraient jamais dû être éveillées. Ni dans ce monde ni dans l’ancien. »


Il ferma les yeux, soudain très las :


« Il ne s’agit pas d’une affaire personnelle, un fantôme du temps passé que je ne peux m’empêcher de poursuivre. Je n’ai jamais oublié mon ancien devoir, Léo. Ni à quel point il était important, ni la douleur profonde qu’il suscitait parfois en moi. Il m'a appris l’ordre immuable de la création, sa cruauté naturelle… mais aussi la compassion que peut montrer l’humanité. Si notre oncle ne m’avait pas choisi pour cette tâche, je ne serais resté que le laquais de notre père… »


L’amertume déforma brièvement ses lèvres.


« Tout le monde semble croire que j’accepte les missions que m’impose ce “gouvernement de plébéiens”, comme l’appelle notre père, uniquement pour que notre famille bénéficie de rentes et d’avantages… Mais c’est faux. Si je le fais, c’est aussi parce que certaines choses ne doivent pas arpenter impunément ce monde ! »


Léo serra l’épaule d’Henri d’une poigne chaleureuse :


« Dans le fond, tu as toujours été le plus dévoué de nous tous, sous tes airs de godelureau...


— C’est maintenant que tu le découvres ? s'étonna Henri.


— Tu assumes ce rôle avec une troublante perfection… » remarqua son aîné avec un sourire amusé.


Le journaliste secoua la tête, résigné, mais aussi vaguement surpris de le voir d’humeur si légère. Leur relation fraternelle restait la plus sereine que l’artiste volatile semblait capable d’entretenir. Celle qu’il partageait avec sa jumelle prenait une nuance bien plus sombre et tumultueuse.


Pourtant, même pour des demi-frères, ils étaient profondément, irrémédiablement différents. Henri ressentait le besoin, dans ses instants de doute et de découragement, de se réchauffer à la lumière de cet être flamboyant qu’était le poète. Il se demandait parfois ce que Léo trouvait en lui pour priser sa compagnie. Il ne ressemblait guère à ceux dont son aîné s’entourait. Il pouvait faire preuve d’esprit, mais sa parole était efficace et incisive. Il se savait bel homme à sa façon, mais il n’en usait jamais de manière tapageuse. Il privilégiait le mouvement et l’action, plutôt que la contemplation. Et pourtant, Léo aurait volontiers jeté de chez lui tous ses admirateurs, tous ses amours d’un soir ou deux, toutes ses relations d’importance, même, pour laisser la place à son cadet.


« À quoi penses-tu ? demanda l'intéressé d’un ton soupçonneux, démenti par l’éclat d’amusement dans ses yeux d’or.


— À toi. À nous. À notre famille. À notre belle fraternité ! »


Henri leva son verre en guise de salut et avala une longue lampée.


« ... et au fait que tu acceptes de parler Hermine. Il faut juste que tu la persuades de me parler. »


Il plissa rêveusement les paupières :


« Peut-être se sentira-t-elle assez concernée pour accepter de me recevoir !


— C’est difficile à dire. »


Le poète lâcha son épaule et se détourna, le visage de nouveau soucieux. Il ne savait pas cacher ses émotions ; il n’en avait jamais eu besoin. Il passa une main dans ses boucles, les laissant souplement retomber autour de son col, en un geste qui aurait semblé délibérément séducteur à toute autre personne que son frère.


« Que feras-tu si elle refuse de t’aider ? »


Le jeune homme haussa les épaules :


« Je l’ignore… J’essaierai malgré tout de tirer cette histoire au clair, parce que je ne résiste jamais à l’attrait d’un mystère.


— Et que tu ne trouveras aucune tranquillité d’esprit tant que ces doutes t’assailliront. Mais que tu aies tort ou raison, tu sais que tout cela peut se révéler extrêmement dangereux… »


Léo secoua la tête :


« Tu sais que j’en ai assez de me ronger les sangs pour toi ? remarqua-t-il affectueusement. Tu es exaspérant parfois !


— Oui… mais cela fait partie de mon charme. »


Léo tenta d’imposer un pli sévère à ses lèvres, sans succès.


« Je vais me rendre à Ambrosia dès ce soir, promit-il. Uniquement pour t’empêcher de faire une bêtise. »


Henri tourna vers lui un visage innocent :


« Je te fais confiance pour cela. N’est-ce pas le rôle des grands frères ? »

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16 commentaires

Véronique Rivat

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Il y a 5 ans

Déjà liké et partagé

Princilia Daci

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Il y a 5 ans

Comme cette relation fraternelle est tellement profonte et bien developpée... J'ai lire cette histoire, juste qu'ici, plonger dans ton univers était vraiment génial... Plus qu'à attendre la suite !

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

Merci ! J'adore écrire ces deux-là, que ce soit ici ou dans le roman fleuve où il appariassent aussi... ^^

Marie-Eve Tries

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Il y a 5 ans

C’est magnifique, la langue est très belle et très travaillée. C’est vraiment à ta manière de parler et d’écrire que j’accroche. J’aime la précision et la richesse de notre belle langue!

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

Merci, je suis contente que ce style trouve toujours des amateurs ! *-*

VirginieG

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Il y a 5 ans

La qualité de l'écriture, le style, les indices comme autant de petits cailloux blancs sur le chemin du lecteur... J'aime décidément beaucoup. Vivement la suite, que je vérifie mes hypothèses 😁

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

Merci ! ^^ Je devine plus ou moins tes hypothèses XD... Mais je ne peux rien dire ;)

Carazachiel

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Il y a 5 ans

Ils ont vraiment une très belle relation ces deux-là. Tout en douceur et en confiance ! J'ai encore un peu de peine à tout relier, surtout avec la soeur, mais ça attise d'autant plus ma curiosité !!

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

Merci Cara ! J'avoue que j'aime ces relations bromantiques à la folie XD !
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