Beatrice Aubeterre Les trois visages de la lune Confidences fraternelles

Confidences fraternelles

L’appartement de Léo, le frère aîné d’Henri, ressemblait plus à un musée qu’à un logis. Il ne restait plus un seul espace qui ne fût occupé par une œuvre précieuse : tapisserie, tableau, statue, bibelot ou meuble ouvragé… Le journaliste aurait étouffé dans une demeure aussi surchargée, mais l’endroit reflétait plutôt bien la personnalité du poète.


Le jeune homme s’était installé dans une bergère Louis XV, les jambes négligemment croisées. Tout en profitant du contenu d’un bar bien garni, il observait le maître des lieux. Appuyé au rebord de la fenêtre, Léo contemplait l’activité de la rue. Sa beauté passait pour légendaire dans les cercles artistiques parisiens : ses traits finement ciselés, ses yeux bien fendus aux prunelles ambrées, ses boucles d’un blond solaire, son corps admirablement sculpté inspiraient nombre de ses homologues, masculins comme féminins. Son talent flamboyant pour aligner les mots, composer et interpréter d’exquises mélodies en faisait la coqueluche de tout ce milieu bohème et volage.


Henri ne ressentait aucune jalousie : ses propres dons le satisfaisaient amplement. Malgré tout, il enviait l’existence désinvolte du poète ; le journaliste éprouvait, de temps à autre, le sentiment de porter le monde sur ses épaules, au point de douter de sa capacité à poursuivre la lutte. Auprès de Léo, il pouvait s’épancher sans crainte ; son frère prendrait toujours fait et cause pour lui.


Cette fois, pourtant, les choses risquaient de tourner différemment : après tout, cette affaire touchait l’unique personne plus proche que lui de l’artiste aux cheveux d’or, qui en avait conçu un trouble profond.


« Tu en es sûr ? » finit-il par demander en pivotant vers lui.


Henri acquiesça :


« Je sais qu’elle a rompu avec tout cela voilà bien longtemps. Et que ses préoccupations ont changé depuis, mais peut-être pourra-t-elle m’éclairer sur la question…


— Dois-tu vraiment aborder ce sujet avec elle ? Cela pourrait éveiller d’infinis regrets…


— Tu est là pour la soutenir. »


Le poète sourit tristement :


« Moins que je ne le devrais, sans doute… J’ai toujours préféré me mêler au monde. Elle est de nature solitaire… »


Sauvage, plutôt, songea Henri sans le formuler.


Léo abandonna la fenêtre et se rapprocha de lui, le regard hanté :


« Promets-moi que tu ne chercheras pas à la blesser… »


Le journaliste se redressa, surpris de cette requête.


« Pourquoi ferais-je une chose pareille ? »


Les épaules de son frère s’affaissèrent :


« À cause de ce qui est arrivé à ta mère… »


Le jeune homme soupira en reposant son verre sur le guéridon marqueté, à côté de la bergère.


« Elle n’avait pas vraiment de tort dans cette affaire. Juste son insensibilité légendaire. Elle qui apprécie si peu les hommes, il a fallu qu’elle s’entiche de l’agresseur de ma mère, ce maudit chasseur… »


Il frissonna en sentant la vieille douleur étreindre une fois encore son cœur.


« Tu n’aurais pas dû nous faire justice, Léo. C’était le rôle de notre père. Au lieu de protéger ma mère, de punir son agresseur, il l’a exilée de ce monde. Ce n’était pas la première fois qu’il abandonnait l’une de ses maîtresses à son triste sort… Hermine et toi en savez quelque chose. Je ne comprends toujours pas comment j’ai pu accepter cette situation… »


Son frère fut auprès de lui quelques enjambées ; Henri sentit sa main chaude se poser sur son épaule :


« Tu as mis du temps à voir sa vraie nature, remarqua doucement le poète.


— Je plaide coupable sur ce point, admit le journaliste avec un sourire attristé. À cette époque, je n’existais qu’à travers son approbation. Les choses ont bien changé… », ajouta-t-il avec un rire nerveux.


Il reprit vite son sérieux ; ses doigts se refermèrent affectueusement autour du poignet de son aîné :


« En tout cas, ce n’était pas à toi de me faire justice… Et pas de cette manière, Léo. Piéger ta sœur pour qu’elle portât elle-même un coup fatal… c’était un acte cruel ! »


En dépit de son amour pour son frère, le journaliste savait que quand la rage s’emparait de lui, elle pouvait assombrir son jugement. Léo soupira :


« Je m’étais emportée contre elle… J’ai cherché à la punir. Quand bien même, comme tu l’as dit toi-même, elle ne portait aucune véritable responsabilité.


— Heureusement, ce n’est pas toi que ta sœur a haï, mais moi, pour avoir été la cause de votre différend.


— Hermine peut se montrer très… possessive. Mais elle respecte nos liens familiaux. Et tu restes son frère. »


Henri secoua la tête avec amertume :


« Non. Juste un autre bâtard de notre père… Toi, tu es son jumeau ! »


— Je ne pense pas qu’Hermine te déteste tant que cela… Pas après toutes ces années, du moins.


— Mais je doute qu’elle ait jamais accepté le fait que tu puisses partager tes affections. Elle préférerait que je n’existe pas. Ou que je sois sorti de vos vies. La plupart du temps, elle agit juste comme si je n’appartenais pas au même sang… Comme si elle ne me devait rien. »


Léo soupira ; il aurait probablement voulu que les deux personnes qu’il aimait le plus au monde pussent s’entendre, à défaut de s’apprécier. Et dans les faits, le journaliste devait reconnaître qu’il nourrissait une étrange admiration pour sa redoutable demi-sœur : pour son indépendance, sa volonté, sa force, sa beauté farouche… Malgré tout, il soupçonnait que, pour sa part, elle n’éprouvait à son égard qu’un mélange d’indifférence et de mépris. Henri ne s’en offusquait guère, mais il le regrettait, en raison de la déception que cette situation suscitait chez Léo. Avec douceur, il relâcha son poignet ; son regard s’arracha aux profondeurs ambrées des yeux fixés sur lui.


« Tout ceci n’est qu’une vieille histoire… je me demande comment nous trouvons encore des raisons d’en parler ! » déclara le poète avec une touche d’agacement.


Il se recula de quelques pas et enfonça les mains dans ses poches, le visage fermé.


« Ce n’est pas le seul grief qu’elle nourrit envers moi… murmura Henri. En la circonstance, cela risque de rendre la situation plus difficile encore. »


Léo lui lança un regard perplexe :


« De quoi veux-tu parler ? »


Le journaliste marqua un temps d’hésitation avant de répondre :


« De mon rapprochement avec… elle. »



Tu as aimé ce chapitre ?

18

18 commentaires

VirginieG

-

Il y a 5 ans

Oooooh. Les 12,l"artiste blond... J'ai la cervelle en mode "Alerte!Alerte". Un style qui reste un ravissement 😍

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Merci ! Contente de voir que mes petits indices commencent à porter ! Reste en alerte car ce n'est pas fini ! :)

Marie-Eve Tries

-

Il y a 5 ans

Quelle belle et touchante relation fraternelle. J'adore l'appartement du poète ;)

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Merci ! J'adore écrire ces deux-là, je l'avoue !

Carazachiel

-

Il y a 5 ans

Le rôle d'Hermine est encore bien flou, je n'arrive pas à savoir si elle fait partie de la Triade ou non, j'ai hâte de te vpoir démêler tout ça !

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Je garde encore un peu de flou à dessin, en raison de ce que cela impliquerait pour les sien, mais la réponse viendra vite ! :) Merci Cara !
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.