Fyctia
Un écho du passé
En sortant de l’immeuble, le comte et son compagnon décidèrent de se rendre dans un café, afin de discuter du témoignage de la concierge. Pendant le court trajet à pied, d’Harmont s’inquiéta du silence de son ami, habituellement si prolixe. Henri, plongé dans ses pensées, avançait sans prêter attention à ce qui l'entourait. L'érudit l’observait à la dérobée, en se demandant quels échos de sa vaste mémoire le récit de la brave femme avait éveillés.
Ce ne fut qu’une fois entre les miroirs et les panneaux laqués, dans les effluves d’arabica torréfié et de liqueur d’absinthe, qu’il osa enfin l’interroger :
« Quel est votre avis sur son histoire ? La croyez-vous digne de foi ? »
Le jeune homme trempa les lèvres dans la boisson verte avant de répondre :
« D’après ce que j’ai pu lire dans divers journaux, ses allégations n’ont jamais connu de variation, ce qui est plutôt bon signe. Je ne pense pas qu’elle ait enjolivé les choses : son récit me semble assez singulier pour qu’elle n’ait pas besoin d’en rajouter.
— Alors, vous êtes porté à la croire ?
— Tout à fait. D’autant que ces jours derniers, j’ai pu sentir, disons, comme une… perturbation profonde de l’ordre du monde. Tout dans cette histoire me trouble. J’ai la certitude que nous avons affaire à une invocation qui touche à la magie lunaire, mais aussi, manifestement, à la nécromancie. L’odeur qu’a remarquée notre concierge n’a rien d’un hasard. Tout être humain perçoit l’effluve de la mort, même s’il ne peut pas toujours l’identifier. »
Il marqua une pause et fronça les sourcils, le regard songeur :
« Nous en revenons toujours à la même question… Pourquoi se donner tant de peine pour de simples cambriolages ?
— Je suis aussi perplexe que vous, reconnut le comte. Cette personne doit posséder une psyché pour le moins curieuse ! Qui aurait l’idée de ressusciter des rituels si anciens et si ténébreux, juste pour perpétrer des vols de bijoux ?
— Le terme "ressusciter" ne s’applique qu’à ce qui est vraiment mort, répliqua Henri, le visage sombre. Si les miens n’encouraient pas tous ces soupçons, ma réaction serait de tourner les talons et oublier cette affaire... Mais la fuite ne représente jamais une solution idéale, surtout quand des forces obscures se manifestent. »
Plongés dans leur réflexion, les deux hommes sirotèrent leur verre, laissant le silence s’installer autour d’eux. Au bout d'une dizaine de minutes, le comte prit l’initiative de le rompre :
« Alors, quelle est votre théorie ? »
Le son de sa voix fit sursauter Henri :
« Pardonnez-moi, murmura-t-il en examinant le reste de liqueur au fond de son verre. J’y réfléchissais. Ce type d’invocation m'évoque les rituels pratiqués sur le pourtour de la Méditerranée antique, sous l’égide de certaines divinités liées à la Lune.
— Vous songez à la Triade ? »
Le journaliste serra les lèvres, comme embarrassé par la question. Ses paupières voilèrent un instant l’éclat de son regard. D’Harmont comprit qu’il avait vu juste.
Dans la Grèce antique, la Triade lunaire représentait les trois phases de l’astre nocturne, chacune personnifiée par une déesse spécifique. Artémis, liée au croissant de lune, symbolisait la naissance et Séléné, assimilée à la pleine lune, la maturité. Enfin, Hécate, la nouvelle lune, évoquait la mort. Pour montrer l’intensité de leur lien, les sculpteurs leur donnaient la forme d'une entité unique, dotée de trois corps placés dos à dos.
Aux yeux des initiés tels que le comte Alexandre d’Harmont, ces divinités montraient un visage bien différent. Au-delà des mythes existait une réalité moins fantastique, sans doute, mais plus extraordinaire encore que toutes ces croyances : celle de trois puissantes magiciennes capables de transcender la vie et la mort, que leur nature farouche et indépendante avait rapprochées, en un âge si lointain que même les chants anciens n’en rapportaient qu'un faible écho. Elles seules possédaient le pouvoir, la connaissance et le talent nécessaires à une invocation aussi aboutie. L’une d’elles, en particulier…
Ni Henri ni d'Harmont n’avaient prononcé son nom, mais le brouhaha autour d’eux semblait le souffler à leurs oreilles comme une mélodie discordante, dotée d’un unique accord.
Hekátê… ou Hécate, pour leurs contemporains. La déesse de la mort et des ténèbres souterraines, qui présidait aux chemins reliant les enfers, la terre et le ciel. La maîtresse des spectres, des cauchemars et de toutes les horreurs qui se dissimulaient dans la nuit.
« Pensez-vous qu’elle agit seule ? demanda le comte.
— C’est une chose que nous allons devoir déterminer… Elles se sont longtemps posées en alliées, en sœurs, même, mais leur nature profonde diffère profondément… Au point qu’elles n’ont pas toujours su maintenir leur bel accord. »
Le visage du journaliste se durcit :
« Malgré tout, elles possèdent pour point commun : leur nature impitoyables. »
Le comte fit tourner le pommeau de sa canne entre ses doigts ; rien de ce qu’Henri lui avait avoué ne l’étonnait vraiment. Sa fascination s’intensifiait à chaque élément qu’il découvrait sur cette étrange affaire, malgré l’aura de danger qui s’en dégageait.
« En premier lieu, reprit Henri, nous allons déterminer si elle a agi seule ou avec l’aide des deux autres membres de la Triade. Une fois que ma sœur se trouvera hors de cause, je tenterai d’obtenir son aide… »
D’Harmont remarqua le ton dubitatif de son ami.
« Son assistance vous semble donc indispensable ? »
Un sourire où la nostalgie se mêlait à l’amertume joua sur ses lèvres du jeune homme :
«Je n’en sais pas assez pour affronter seul notre adversaire, Alexandre. Comme vous vous en doutez, aucun homme ne s’aventurait dans le domaine de la Triade… Elles se livraient à des pratiques occultes, parfois ténébreuses… et malheur à ceux qui les surprenaient dans leurs œuvres ! »
Le comte leva son verre de cognac et contempla les reflets du liquide ambré.
« Elles n’étaient pas les seules, si je ne m’abuse, à fréquenter ces territoires obscurs...
— En effet, admit Henri. Je peux difficilement le nier. Malgré tout, même si cela peut vous sembler naïf, je suis porté à croire qu’elles pratiquaient un art plus ténébreux et bien moins spirituel que la magie de tradition hermétique. Malgré tout, en ces temps reculés, personne ne s’en offusquait. »
À nouveau, les yeux noisette se perdirent dans l’espace et dans le temps ; un léger pli attristait ses lèvres. Le comte se sentit coupable de le pousser ainsi dans ses retranchements, même si le jeune homme n’avait rien de fragile : bien souvent sa survie avait tenu à sa ténacité et à sa volonté pure. Envahi d'une culpabilité soudaine, il se pencha pour poser une main sur le bras d’Henri :
« Cette affaire vous touche de trop près… Ne l’affrontez pas seul ! »
Son ami parut touché de sa déclaration :
« N’ayez pas d’inquiétude, Alexandre, le rassura-t-il. Je vais solliciter l’appui de Léo. Comme vous le savez, ajouta-t-il avec une pointe de malice, il ne peut rien me refuser ! »
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Véronique Rivat
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Beatrice Aubeterre
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Carazachiel
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Nascana
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Marie-Eve Tries
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