Beatrice Aubeterre Les trois visages de la lune Un fantôme de lune

Un fantôme de lune

Un peu secouée, la concierge mit un moment à reprendre ses esprits.

« C’est alors que je l’ai vu…

— Le voleur ?

— Oui, si on peut appeler ça un voleur ! Non, cette créature était un fantôme ! Ou un monstre ! Ou même… »

Elle marqua une pause, regarda autour d’elle et murmura :

«… un démon ! »

Elle se signa rapidement, afin d’écarter tout risque d’invocation du Malin, même s’il se trouvait déjà à l’œuvre dans cette affaire. Le comte se pencha vers elle :

« N’ayez crainte, je doute que cet être puisse vous nuire en aucune manière, à supposer qu’il soit conscient de votre existence. Pourriez-vous me le décrire ?

— Bien sûr. Jamais je ne pourrai oublier quelque chose d’aussi horrible… Il portait une longue cape noire, qui cachait tout son corps… Je ne sais même pas de quoi il était vêtu dessous. Il avait un grand capuchon, vous voyez, comme les traîtres ou les assassins.

— Oui, je vois », confirma-t-il avec un sourire.

Le journaliste, quant à lui, avait sorti un calepin sur lequel il griffonnait furieusement, sans faire mine de lever le nez.

« Et son visage, reprit le comte, à quoi ressemblait-il ? »

La concierge sentit un frisson la parcourir :

« Il était… étrange… »

Elle serra ses mains l’une contre l’autre et poursuivit avec hésitation :

« Vous allez trouver cela ridicule, mais… il m’était impossible de voir si c’était un homme ou une femme. Tout ce que je sais, c’est qu’il avait de longs cheveux blancs ou blond très pâle. Il semblait jeune… du moins, je crois… Et après… »

Marie frémit légèrement avant de poursuivre, d’une voix qui se réduisait à un murmure :

« Et après… il a sauté du toit… Mais au lieu de s’écraser sur le sol comme une crêpe, il a juste… marché sur les rayons de lune. »

Elle surprit une brusque inspiration de la part du jeune journaliste : il demeura interdit, sa plume en suspens. Elle s’attendait à ce qu’il se moquât d’elle, ou qu’il feignît de la croire pour mieux se payer sa tête – elle pouvait repérer ces choses-là ; mais bien au contraire, dès qu’il fut sorti de son saisissement, il la considéra avec gravité :

« Madame Vacher… Êtes-vous bien certaine que vous n’avez vu personne d’autre dans la rue ?… Une femme par exemple ? »

Rassurée par cet intérêt franc et direct, la concierge secoua la tête :

« Hélas… Non. Personne de chez personne. Comme je vous l’ai dit, juste un chat. »

Le comte opina avec satisfaction :

« Voilà qui est absolument stupéfiant ! Je tiens à vous féliciter pour la précision de votre témoignage.

— C’est moi qui suis ravie, monsieur le comte. »

Modeste, elle baissa les yeux, avant de demander :

« Alors… Est-ce que je vais être citée dans votre livre ?

— Hélas, je ne peux vous l’assurer : il faut tout d’abord que nous réunissions quelques preuves supplémentaires… Mais je pense que c’est en bonne voie ! »

Marie sentit une profonde satisfaction s’épanouir dans son cœur et lui réchauffer toute la poitrine. Personne n’estimait son métier, pourtant si important, à sa juste valeur. Enfin, après une vie à supporter l’ingratitude des gens du quartier, elle avait l’opportunité de devenir célèbre, tout cela parce qu’elle avait bien fait son travail en nettoyant l’escalier malgré l’heure tardive.

La brave femme voyait déjà en gros titre, en première page du journal : « Une concierge consciencieuse, témoin majeur cité par le fameux comte d’Harmont. » Elle sourit avec béatitude ; peut-être y aurait-il aussi un portrait d’elle à côté de son récit ; elle s'arrangerait pour apparaître sous son meilleur jour, avec sa robe grise par exemple, celle qu’elle ne mettait que le dimanche pour aller à l’église.

Marie se tourna vers le journaliste, en se demandant s’il écrirait l’article ; le jeune homme relisait ses notes avec une expression concentrée. À la réflexion, elle ne le trouvait plus si antipathique. Un peu horripilant, certes, mais non dénué de charme, comme ce cousin fantasque avec qui on évitait d’être vu, de crainte de ternir sa réputation, mais qu’on invitait quand même aux fêtes de famille parce qu’il savait amuser la galerie. D’ailleurs, à mieux y regarder, il était plutôt joli garçon… Pas de façon tapageuse, comme les acteurs de théâtre ou les chanteurs à la mode, mais elle ne pouvait détacher son regard de son visage aux traits fins et élégants.

Il devait se sentir observé, car il tourna les yeux vers elle avec un petit sourire. Dans ses prunelles noisette, la concierge crut voir passer comme un éclat de lumière… Pas un simple reflet, mais une lueur aussi brève qu’intense. Une nouvelle fois, elle s’interrogea sur ce monsieur… comment déjà ? Elle ne se rappelait pas avoir entendu son nom. Le comte l’avait juste présenté comme « un ami journaliste ». Il n’en fallait pas plus pour que son esprit fantasque s’emballât. Malgré tout, elle décida de garder ses impressions pour elle – l’affaire précédente et ses conséquences lui avaient appris à se monter plus discrète.

Le comte repoussa sa chaise et se leva :

« Si vous voulez bien m’excuser, madame, il va nous falloir prendre congé à présent. »

Il fouilla dans sa poche intérieure et en tira une carte de visite sur laquelle, en élégants caractères un peu tarabiscotés, on pouvait lire :

« Comte Alexandre d’Harmont, encyclopédiste de l’Étrange », ainsi qu’une adresse dans le cinquième arrondissement de Paris. Marie la recueillit et la déposa avec grand soin dans son semainier, avant d’accompagner ses invités jusqu’au palier. Ce ne fut qu’en refermant la porte de la loge qu’elle s’aperçut que le jeune journaliste ne lui avait pas laissé la sienne.

Tu as aimé ce chapitre ?

23

23 commentaires

Véronique Rivat

-

Il y a 5 ans

Déjà liké et partagé

Alec Krynn

-

Il y a 5 ans

Elle me fait sourire la petite Marie. Elle a tellement envie de reconnaissance, c'est mignon 🤗 Dommage pour elle que ça n'arrive jamais ^^

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Je dois avouer qu'il y a en effet peu de chance qu'elle obtienne la célébrité... Le comte se sentira un peu coupable quand même, je pense XD Merci pour ton passage ! :)

Véronique Rivat

-

Il y a 5 ans

Qu'a donc cet Henri derrière la tête ?

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Il veut arrêter le voleur de lune... Mais il en sait plus qu'on pourrait le penser ! ^^ Merci ! :)

VirginieG

-

Il y a 5 ans

He bien, je regrette de ne pas avoir découvert ton histoire plus tôt. J'adore le 19eme siècle et ce ton, ce langage. Tudieu, Madame, vite, la suite, on brûle !

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Merci, je dois en réécrire des parties entières, mais je vais tenter d'aller au plus vite ! :)

Marie-Eve Tries

-

Il y a 5 ans

Je découvre aujourd'hui et je suis sous le charme. Je t'ai fait un peu de pub sur le groupe d'entraide. Ton histoire gagnerait à être connue.

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Merci, c'est très gentil à toi ! :)

Nascana

-

Il y a 5 ans

La pauvre, elle se voit déjà comme une star. Elle risque de tomber de haut. En attendant est-ce que c'est quelqu'un qui dirige la créature ? Comme une invocation ? J'ai hâte d'en savoir plus.
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.