Fyctia
Les hypothèses du comte
« Capitaine, vous arrive-t-il de lire des romans-feuilletons ?
L’officier pâlit et secoua la tête avec véhémence :
« Pas du tout ! Il m’est arrivé deux ou trois fois d’y poser les yeux, quand je parcours les nouvelles… mais ce n’était que de la curiosité ! »
D’Harmont lui lança un regard facétieux :
« Allons, allons… Il n’y a aucune honte ! Certains de ces auteurs sont bien plus brillants que le prétendent ces critiques aigris qui ne jurent que par les drames ennuyeux ! J’éprouve un grand plaisir à m’y plonger de temps à autre. Tout au moins, les motivations y sont claires ! Si les magiciens et autres mystiques déchaînent leurs pouvoirs, c’est toujours pour dominer le monde. »
Borée leva les yeux au ciel, agacé :
« Je ne vous ai pas fait venir pour discuter littérature…
— Oh, il existe un rapport, croyez-moi ! »
Malgré l’expression sceptique de l’officier, le comte poursuivit :
« Il y a seulement un siècle, on considérait que la magie, comme tout ce qui relevait du surnaturel, relevait de la sphère démoniaque. Mis à part quelques guérisseurs et adeptes de magie blanche, toute personne qui s’y adonnait était censée damner son âme. Ces dernières décennies ont tout changé : la foi chrétienne a perdu une partie de son emprise et nombre de profanes, que ce soit par recherche d’une nouvelle forme de spiritualité, par désir de puissance ou tout simplement de distraction, se sont penchés sur la magie, le spiritisme et les autres disciplines touchant au surnaturel. L’archéologie et les études antiques ont redécouvert bien des savoirs oubliés, dans divers lieux du monde. Ajoutons à cela l’expansion de nos empires coloniaux et le développement de nos transports qui nous ont mis en contact avec de nouvelles formes de mysticisme… »
D’Harmont marqua une pause pour vérifier que son interlocuteur suivait son propos, avant de reprendre ses explications :
« Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les romans se soient emparés de ces domaines afin de divertir les foules ! Pourtant, vous savez autant que moi que les adeptes des anciennes traditions ont survécu, dans une profonde discrétion… De quel œil pensez-vous qu’ils voient ce monde nouveau ? Sont-ils amusés ? Frustrés ? Révoltés ? Souhaitent-ils récupérer le devant de la scène, pour contrer les amateurs et les charlatans qui ont perverti leur art ? À mon avis, il ne faut pas chercher plus loin la motivation profonde qui guide de tels actes. »
Borée s’était réinstallé dans son fauteuil, le visage pensif :
« Le coupable chercherait donc à prouver qu’il existe encore… cela semble d’autant plus pertinent qu’il ne fait rien pour dissimuler ses actes !
— Tout à fait. Je penche pour une personnalité manipulatrice, sombre et fantasque, héritière d’un art vénérable… »
Le capitaine posa sur son interlocuteur un regard pensif :
« Vous croyez qu’il pourrait s’agir d’une femme ? »
— Pas nécessairement, mais c’est fort vraisemblable. Bien que ce ne soit pas universel, la magie lunaire est souvent liée à la nature féminine… »
L’érudit marqua un temps de silence, avant de déclarer avec un sourire de gourmet :
« Pour tout vous avouer, ce mystère me fascine déjà ! »
Le capitaine n’en attendait pas moins de son honorable correspondant.
« Pensez-vous enquêter seul sur cette affaire ? » demanda-t-il avec prudence.
Un sourire apparut sur les lèvres minces du comte :
« Sans mon partenaire habituel, capitaine ? Dois-je en conclure que mes révélations le rendent suspect à vos yeux ? Après tout, Henri figure lui aussi parmi les derniers dépositaires de cet antique savoir… »
Le militaire se raidit, avec une gêne évidente :
« Je ne le soupçonne en rien !
— J’en suis convaincu, capitaine. Mais vous savez tout comme moi qu’il existe dans son entourage proche une adepte de ce type de magie… Sa propre demie sœur. »
Borée baissa la tête en soupirant :
« Vous voyez juste. Pensez-vous qu’elle puisse être responsable de ces événements ?
— Non, je ne le crois pas. Comme toute sa famille, elle demeure étroitement tenue par les arrangements passés avec la République française. Pour négocier ou parlementer avec les Douze, Henri est notre seule ouverture, mais je doute de sa coopération en la matière. Aucun de vos arguments ne pourra le fléchir : depuis des années, il protège les siens des velléités du gouvernement. S’il est entré à votre service, c’est parce qu’il a obtenu la promesse que tous les autres membres des Douze seraient laissés en paix, qu’ils bénéficieraient d’une vie confortable et des égards dus à leur nature… dans la mesure où ils sauraient se faire oublier, bien sûr ! Il ne nous permettra pas d’approcher sa sœur. Pourtant, je pense que les connaissances qu’elle détient nous aideraient beaucoup. Et, il faut bien l’avouer, je rêverais de rencontrer cette fascinante personne ! »
Quand le comte prononça ces derniers mots, sa voix vibrait d’enthousiasme, mais il reprit bien vite son sérieux. Du dehors, leur parvenaient les bruits de la rue : les roues des fiacres sur le pavé, les pas des Parisiens, le vent dans les branches des arbres… La rumeur d’un monde ordinaire qu’aucune magie issue du fond des âges ne venait troubler. Au bout d’un moment, le capitaine Borée se leva et marcha jusqu’à la fenêtre, observant avec regret cette vie paisible à laquelle il avait renoncé.
Il ne savait que faire. Pour la République française, entretenir les « Douze » sur son territoire représentait une chance et un honneur qui justifiait en grande partie l’existence du bureau des Affaires hermétiques. Précisément parce que ce pacte lui garantissait les services du plus jeune – et du plus dangereux – de leurs représentants. Il savait que le comte jugeait cette situation risquée pour les deux parties. Les membres du puissant et ancien clan d’éveillés majeurs n’avaient rien de notables étrangers auxquels la France aurait offert l’asile politique ; ils se lasseraient tôt ou tard des contraintes que le pouvoir leur imposait. Quant à Henri, le gouvernement le considérait comme un instrument précieux mais dont elle pouvait user à volonté, ce qui révoltait parfois d’Harmont, à raison sans doute.
Le digne érudit observait l’officier en faisait tourner sa canne entre ses doigts. Enfin, il rompit le silence :
« Par contre, je pourrais l’avertir des soupçons susceptibles de toucher sa sœur et lui suggérer de prendre les devants. Ce n’est pas comme si vous le sollicitiez directement.
— Ne serait-ce pas abuser de son amitié pour parvenir à vos fins ? remarqua Borée.
— Pas si le bureau accepte de se mettre en retrait et de lui laisser toute latitude d’action pour régler l’affaire à sa guise. »
Le capitaine chercha une faille dans le raisonnement de l’encyclopédiste, en vain. Il se résolut à baisser les armes.
« C’est d’accord. Faites à votre idée. Par contre, restez prudent ! »
D’Harmont esquissa un sourire bonhomme :
« Mon cher capitaine… Prudence est mon second prénom ! En attendant, puis-je vous demander l’adresse de cette brave concierge ? Je brûle d’écouter son histoire ! »
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