Beatrice Aubeterre Les trois visages de la lune Henri Berliniac

Henri Berliniac

Bravant le froid qui avait fait basculer le pays dans l’hiver dès octobre, le comte d’Harmont s’engagea dans les larges allées du parc des Buttes Chaumont. Les hauts rochers artificiels lui donnaient le sentiment d’avoir quitté la ville de Paris pour entrer dans une gravure romantique. Ou plutôt, tel aurait été le cas sans les visiteurs, pourtant peu nombreux par ce temps morose : nourrices et mères promenant leurs jeunes enfants, vieillards qui lançaient du pain sec aux pigeons, amoureux à l’attitude empruntée…


Le comte attirait les regards, avec son riche manteau de lainage bleu, sur lequel se déversait sa longue chevelure gris-blanc, et sa canne à pommeau d’argent délicatement travaillé. Les gens se retournaient sur son passage, mais il n’en avait cure. Il repéra bien vite son ami, qui l’attendait sur les rives du lac.


Henri comptait à peine la moitié de son âge ; tout en lui évoquait la vivacité et l’acuité, malgré sa mise savamment négligée de dilettante. Son costume clair défiait la convenance et l’air glacé, auquel seul un foulard noué autour de son cou faisait obstacle.


« Mon cher Alexandre, déclara le jeune homme avec une pointe d’amusement, voilà qui est assez inhabituel… D’accoutumée, le bureau fait directement appel à moi ! Et lorsque vous ne recherchez que ma compagnie, vous n’observez ni autant de mystère ni autant de formalités. »


Il observa une pause, posant sur son ami un regard malicieux :


« Dois-je en déduire que vous avez besoin de mon aide pour une affaire personnelle ? Et que vous n’avez pas pu l’avouer à ce cher capitaine ? Ne me dites pas que vos vastes connaissances se sont trouvées mises en défaut, au point que vous en êtes réduit à faire appel à l’amateur que je suis ?


— Ne vous sous-estimez pas, Henri, répondit le comte avec bonne humeur, ou plutôt, ne feignez pas de le faire. Quand vous êtes concerné, l’amateurisme prend une tout autre dimension.


— Je ne sais si je dois me sentir flatté, remarqua l’intéressé en levant les yeux au ciel. Bien, je suis tout ouïe. Quelle est cette affaire dont vous souhaitez tant me toucher un mot ? »


Du bout de sa canne, d’Harmont désigna un banc libre, face à la pièce d’eau qui cernait le rocher central :


« Asseyons-nous un moment, je vous expliquerai ce qu’il en est. »


Les deux promeneurs s’installèrent et contemplèrent un moment les canards qui s’ébattaient à la surface de l’étang. Après s’être assuré que personne ne traînait aux alentours, le comte reprit :


« L’affaire concerne une série de vols dans de beaux quartiers de Paris. Des opérations très habilement menées ! Aucune infraction n’a pu être constatée, juste la disparition de biens de valeur…


— Voici une entrée en matière qui fleure bon le mystère !


— Je sens votre curiosité professionnelle enflammée, mon cher Henri…


— Certes, je l’avoue, répondit gaiement le jeune homme. Telle était votre intention, n’est-ce pas ? »


D’Harmont opina en dissimulant un sourire : celui qui se posait au regard du monde comme Henri Berliniac, journaliste à l’Hermès Parisien, éprouvait un authentique plaisir à exercer son métier de façade. Le comte leva les yeux vers la passerelle suspendue au-dessus de leur tête, entre deux sommets créés de main d’homme :


« Pour poursuivre sur la question de ces vols, le seul témoignage dont nous disposons est celui d’une concierge épouvantée, que la police n’a pas vraiment prise au sérieux. Je pense qu’il pourrait être intéressant que vous entendiez son histoire. »


Berliniac alluma nonchalamment une cigarette avant de demander :


« Qu’a-t-elle donc de si incroyable ?


— M’en voudrez-vous si je refuse de vous le dire pour le moment ? Il vaut mieux pour vous l’entendre de sa bouche, plutôt que déformée par mon compte rendu d’un rapport de police au style incertain. Disons que les méthodes de notre voleur seraient pour le moins… inhabituelles ! »


Henri jeta son allumette et prit une longue bouffée ; ses paupières voilèrent à demi ses yeux noisette, tandis qu’il savourait la fumée aromatique.


« Vous avez réussi à susciter mon intérêt, Alexandre. Mais comment ces vols sont-ils parvenus à attirer celui du bureau ?


— Nos autorités n’apprécient guère que des personnes riches et puissantes subissent ce type d’outrages ! Parmi les appartements visités figurent ceux d’un sénateur et d’un magnat de l’acier… ainsi que le pied-à-terre d’une actrice célèbre qui s’en est longuement plainte à ses… connaissances les plus huppées. »


Le journaliste laissa échapper un petit rire amusé :


« Je crains qu’en la circonstance, mes sympathies ne se portent vers cet habile voleur ! Je pourrais bien décider que je n’ai aucune envie de vous aider ! »


Il tira une dernière bouffée avant de jeter le mégot à demi consumé, qu’il écrasa sous son talon. Le comte observa le vol d’un corbeau qui tournait autour du belvédère aux allures de temple grec, dans les hauteurs du parc. Bien souvent, il en venait à oublier qui était son compagnon d’aventure… ou, plutôt, ce qu’il était.


« N’avez-vous pas envie de découvrir qui vous fait une telle concurrence ? Vous résistez rarement à l’attrait d’un mystère !


— Je me suis retiré des affaires, comme vous le savez ! Désormais, j’œuvre pour la justice et la République française ! Sans ordre formel du bureau, je laisserai mon tour ! »


Cette déclaration grandiloquente aurait pu sembler ridicule sans l’ironie grinçante qui s’en dégageait. Une pointe de tristesse joua dans le regard du comte :


« Vous œuvrez par-dessus tout à protéger votre famille, Henri. Si je vous dis que ces faits sont susceptibles de la concerner, même indirectement, me croirez-vous ? »


Les yeux du jeune homme se rouvrirent brusquement, soudain alertes. Une lueur argentée joua dans leur profondeur, comme le soleil à la surface d'un lac.


« La concerner ? De quelle façon ? »


Même si le journaliste gardait une attitude détachée, une nervosité nouvelle affleurait dans sa voix.


« Il ne s’agit pour le moment que de vagues présomptions... répondit d’Harmont d’un ton rassurant. Je crains que vous soyez le seul à pouvoir déterminer leur pertinence. En attendant, je vous suggère de traiter l’affaire comme une énigme de plus, que vos connaissances particulières, votre esprit vif et votre œil acéré m’aideront à éclaircir ! »


Henri haussa les épaules :


« Soit… J’accepte de me pencher sur l’affaire… Je verrai bien si elle requiert mes lumières. Quelle est la première étape ?


- Venez avec moi chez notre brave concierge ! Je brûle d’entendre ce qu’elle a à dire. Vous pourrez alors prendre une décision, en toute connaissance de cause ! »





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18 commentaires

Jo Mack

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Il y a 5 ans

un comte attachant!

Marie-Eve Tries

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Il y a 5 ans

Il est séduisant, ce conte.

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

N'est-ce pas ? J'aime les gentlemen ! ^^ Merci de ton passage ! <3

Marie-Eve Tries

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Il y a 5 ans

Mais avec grand plaisir! Ton histoire est magnifique et il faut qu’on la partage à donf!

Nascana

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Il y a 5 ans

Ah la famille. On dirait que le Comte a dit le mot magique pour le décider. Je me demande quand même quel est le lien avec sa soeur. En tout cas, j'ai hâte d'en savoir plus.

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

Tu le découvriras bientôt ! ^^ Merci Nasca ! <3

Carazachiel

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Il y a 5 ans

J'aime la façon dont tu teintes cette rencontre presque anodine de mystères et de secrets. Et en même temps, en quelques mots, tu ébauches à la perfection la personnalité d'Henri sans pour autant tout nous dévoiler ! <3 j'aime toujours autant cette histoire, vraiment !

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

Mervi Cara ! <3

Alec Krynn

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Il y a 5 ans

Oh non me voilà déjà à la fin 😔 Tu as un très jolie écriture et tu sais nous emporter aux côtés de tes personnages que l'on apprécie déjà. Vite, la suite ! 🤗

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

Merci beaucoup, tes lectures m'ont fait un grand plaisir ! :)
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