Beatrice Aubeterre Les trois visages de la lune Un mystérieux bureau

Un mystérieux bureau

Dans une rue peu fréquentée du sixième arrondissement de Paris, se dressait un immeuble étroit de brique et de meulière, pavoisé d’un drapeau aux couleurs fanées. Quand s’ouvrait la porte-cochère, les passants pouvaient apercevoir une guérite, dans laquelle une sentinelle s’ennuyait ferme. Les familiers du quartier se doutaient que le bâtiment abritait un service administratif, mais s’inquiétaient peu de savoir lequel.


L’unité en question ne figurait sous aucun organigramme public. Pour déceler son existence, il aurait fallu fouiller dans le budget de la Guerre et trouver la minuscule ligne liée au fonctionnement d’un mystérieux « bureau des Affaires hermétiques », affilié aux services secrets militaires. Jamais la très cartésienne République française n’aurait avoué qu’elle finançait – fort chichement par ailleurs – un département chargé d’enquêter sur des phénomènes inexplicables. Malgré tout, elle n’hésitait jamais à le solliciter pour intervenir dans la capitale et plus largement le pays ; elle requérait même son expertise contre des nations étrangères qui menaçaient la sécurité de la patrie à l’aide de moyens peu orthodoxes.


Placé sous la férule d’un certain capitaine Borée, le bureau opérait avec un personnel réduit : sa très efficace secrétaire Victorine Plessis, quelques officiers dénués d’ambition et un réseau complet d’honorables correspondants aussi variés qu’insolites.


Le capitaine occupait une vaste pièce dans le second corps de bâtiment, dont la fenêtre ouvrait sur une cour plantée de marronniers, ceinte d’un haut mur couronné de piques. Sous cette espace, d’anciennes caves abritaient un labyrinthe de laboratoires et de chambres fortes à faire pâlir les plus grandes banques parisiennes. Le reste de l’immeuble accueillait des rayonnages couverts de livres, de liasses de documents et de boîtes de cartonnage contenant mémoires et rapports issus des agents officiels ou bénévoles du service.


Borée était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux sombres et à la moustache soigneusement cirée, toujours svelte en dépit de son âge. Il opérait des miracles avec les moyens étiques qui lui étaient alloués. Cependant, malgré tous ses efforts – et ceux de Victorine – pour tenir le chaos à distance, les piles de dossiers sur son bureau s’élevaient peu à peu vers le plafond. L’affaire des « cambriolages au clair de lune » aurait pu rester enfouie pour l’éternité, sans l’effondrement d’une de ces colonnes précaires.


Victorine s’était précipitée pour l’aider à réparer les dégâts et avait attiré son attention sur ce rapport étrange, qui gisait depuis une semaine au milieu des questions en attente. De prime abord, les faits paraissaient simples : une série de vols nocturnes dans des appartements cossus de la capitale, dont on commençait à s’émouvoir en haut lieu. Hélas pour la Préfecture de Police comme pour le ministère de l’Intérieur, un unique témoignage offrait une piste sur le coupable de ce forfait : les délires d’une concierge à l’imagination trop fertile, relevés par l’un des policiers qui servaient de relais pour le bureau.


Le dossier transmis par l’inspecteur Fornassier mentionnait des éléments si troublants que même le capitaine Borée, qui avait vu passer durant sa carrière bien des bizarreries, en restait perplexe. Il se résigna à solliciter la seule personne qui, à sa connaissance, possédait les compétences requises pour identifier le phénomène. En ce pluvieux matin d’octobre, la jeune femme introduisit dans la pièce un individu aussi charmant qu’excentrique.


Le capitaine se leva pour saluer son invité : le comte Alexandre d’Harmont, encyclopédiste de l’Étrange, personnage connu et respecté des milieux ésotériques. Nombre de médiums et autres clairvoyants nourrissaient le secret espoir de figurer entre les pages de son grand œuvre. Même si le comte faisait preuve d’une tolérance amusée envers les charlatans et les mythomanes, il éprouvait une aversion profonde contre tous ceux qui usaient de leurs dons – réels ou prétendus – à des fins malhonnêtes. Tout autant que l’attrait du mystère, ce sens de la justice portait cet esprit curieux à coopérer avec le bureau.


D’Harmont approchait de la soixantaine ; ses longs cheveux tombaient sur ses épaules tels une cape argentée, par-dessus un costume de velours violet aux parements brun-orange – extravagance dont il était coutumier. La canne qui ne le quittait jamais dissimulait une lame d’autant plus redoutable que son propriétaire la maniait à la perfection. Son regard gris brillait d’intelligence et d’une pointe de malice bien disciplinée.


Après les salutations d’usage, les deux hommes entamèrent une conversation polie autour d’un vieux cognac, avant d’aborder le vif du sujet. Borée offrit à son interlocuteur un récapitulatif rapide et concis des faits connus. Après un instant de réflexion, le comte sombra dans le profond fauteuil de cuir, les yeux levés vers le plafond :


« Aucun être physique ne saurait ainsi défier la pesanteur. Nous pouvons donc supposer que cette créature est une conjuration. À ce stade, j’ignore de quoi il s’agit exactement et qui peut l’avoir invoqué. Même s’il est trop tôt pour établir une théorie, je pense ne pas trop m’engager en affirmant qu’une puissante magie lunaire est à l’œuvre. »


Les yeux bleu glacier de Borée se plissèrent pensivement :


« Une… magie lunaire… ? »


L’encyclopédiste acquiesça :


« Il s’agit de rites extrêmement anciens, capitaine, qui remontent aux origines mêmes de l’humanité. Le soleil régnait sur le jour et la lune sur la nuit. Elle a toujours été considérée comme une puissance ambivalente : elle commande aux marées, aux récoltes, aux cycles de la procréation… mais elle est aussi l’astre de la nuit, l’œil qui brille dans une obscurité où vivent les démons. On la soupçonne d’apporter la folie. Vous savez tout cela. »


Borée opina, songeur, mais son côté pragmatique le rattrapa bien vite :


« Votre supposition me semble fondée. À votre avis, qui pourrait avoir intérêt à employer une magie aussi vénérable pour accomplir de simples cambriolages ? »


Un fin sourire éclaira les traits du comte :


« C’est ce qu’il va nous falloir découvrir, capitaine. J’ai déjà quelques suppositions en tête… Vous plairait-il de les entendre ?


— Très volontiers. »


D’Harmont examina le contenu de son verre avant d’en avaler une infime gorgée. Après en avoir savouré le parfum, il laissa échapper un soupir de contentement.


« Fort bien. Par où commencer ? »



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28 commentaires

Véronique Rivat

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Il y a 5 ans

Déjà liké et partagé

Mac Leod

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Il y a 5 ans

J'aime beaucoup votre plume elle vous tiens en haleine

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

C'est très gentil ! :)

Birdie

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Il y a 5 ans

Très bon ce suspens 😉

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

Merci ! :)

Alec Krynn

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Il y a 5 ans

J'aime ce côté Xfiles, je sens que je vais me régaler avec ton histoire 😋

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

Merci ! J'espère que la suite te plaira ! :)

Véronique Rivat

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Il y a 5 ans

Oui j'allais dire la même chose 😉

Caro Handon

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Il y a 5 ans

J'aime beaucoup ton histoire entre le côté enquête et celui mystique que tu nous dépeins. Je vais essayer d'être plus régulière dans ma lecture <3

Beatrice Aubeterre

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Il y a 5 ans

Merci beaucoup ! J'avoue que c'est tout ce que j'aime, et je suis contente que tu apprécies ! :)
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