Fyctia
Un conte insensé
Une demi-heure après les événements, plus aucun habitant dans cette portion du boulevard ne dormait. La lumière brillait à la plupart des fenêtres. Leurs propriétaires avaient ouvert leurs volets et se penchaient au-dehors pour se plaindre du raffut, faire entendre leur indignation sur les dangers qui menaçaient les honnêtes Parisiens ou simplement profiter du spectacle gratuit.
Entourée de deux policiers et de quelques civils courageux, la concierge racontait d’une voix tremblante, entrecoupée de soupirs et de sanglots, la scène terrible à laquelle elle avait assisté. L'inspecteur Clément écoutait avec lassitude ses élucubrations en jetant quelques notes sur son calepin. Comment croire une chose pareille ? Un voleur qui courait sur des rayons de lune ? C’était totalement insensé.
« Êtes-vous bien sûre que vous n’étiez pas en train de dormir ? Vous aurez sans doute rêvé…
— Rêvé ? s’exclama la brave femme en levant les yeux au ciel. Oh, j’aurais bien voulu rêver, monsieur l'inspecteur ! Mais j’étais bel et bien réveillée, je me suis même pincée pour vérifier que je ne dormais pas ! »
Clément lissa sa moustache, de plus en plus embarrassé par la situation.
« Et vous n’avez… rien bu ? Vous savez, juste un petit canon, histoire de vous donner du cœur à l’ouvrage ? »
Il lui lança un coup d’œil indulgent : après tout, il comprenait mieux que quiconque le fardeau de ceux qui travaillaient dur et tard pour le bien-être des autres.
« Mais qu’allez-vous insinuer ? protesta Marie Vacher avec une dignité de reine offensée. Je ne bois jamais une goutte d’alcool ! Jamais !
— Et moi, je suis le roi du Pérou, grommela le policier entre ses dents. Et vous n’êtes pas non plus amatrice de ces histoires… rocambolesques qu'on lit dans les journaux ? reprit-il d’une voix plus forte. Vous voyez de quoi je parle ? Tous ces récits du rez-de-chaussée, ces contes à dormir debout… »
Il jubila en voyant la façade de la brave femme s’effondrer quelque peu. Elle tapota son chignon et lissa sa jupe, en marmonnant :
« Heu… parfois, monsieur l'inspecteur… Mais vous savez ce que c’est. Juste une fois de temps en temps, pour me distraire… Ce n’est pas un crime.
— Ce n’est pas un crime, certes, mais notez bien que cela a pu… altérer votre jugement… »
Clément se sentait fier d’avoir pu placer cette formule, qu’il avait empruntée au chef de la Sûreté lui-même. La cause était entendue. Il fallait rechercher les véritables coupables parmi tous ces auteurs qui plantaient des idées saugrenues dans la tête des honnêtes gens. Il ferma son calepin, le rangea dans la poche de sa veste et poursuivit d’un ton débonnaire :
« Il était tard, et vous avez travaillé dur… Il est tout à fait naturel que vous ayez cru voir… des choses. »
Il se tourna vers son adjoint :
« Je crois que le rapport va être rapide, Fornassier. Venez, nous avons mieux à faire ailleurs. »
Son jeune subordonné contemplait avec une expression rêveuse le toit sur lequel avait couru le soi-disant monte-en-l’air.
« Peut-être devrions-nous quand même vérifier s’il n’y a pas eu de cambriolages dans les immeubles du quartier ? » suggéra-t-il avec le plus grand sérieux.
Clément posa un œil sévère sur son acolyte trop zélé :
« Fornassier, personne n’est venu nous reporter de fenêtres brisées ni de portes fracturées. Vous n’allez pas me dire que vous croyez vous aussi aux histoires de fantômes ? »
Le jeune homme demeura silencieux, ce qui n’augurait rien de bon. Il se montrait parfois trop imaginatif, ce qui tendait à lui embrouiller les idées et à affecter son bon sens. Soucieux de le remettre dans la bonne voie, son supérieur lui tapa sur l’épaule :
« Allez, venez, laissons ces braves gens regagner leur lit. »
Après avoir pris congé de la concierge dépitée et ses voisins déçus, le policier se tourna vers son adjoint pour lui intimer de le suivre. Il remarqua que Fornassier avait sorti de sa poche un petit carton imprimé, qu’il contemplait pensivement. En coulant un regard vers l’objet, il crut distinguer à la lueur des réverbères les mots « Affaires hermétiques ». Ce qui ne voulait rien dire du tout.
Sans plus attendre, il pivota sur ses talons pour rejoindre le fiacre arrêté à une vingtaine de mètres de là. Fornassier lança un dernier coup d’œil vers les toits, avant de lui emboîter le pas.
oOo oOo oOo oOo oOo
À une quarantaine de kilomètres de Paris, au cœur d’un pavillon de chasse niché dans un bosquet de chênes, une jeune femme peinait à trouver le sommeil. Après s’être longuement tournée et retournée entre les draps, elle les repoussa brutalement et se redressa, dérangeant la levrette qui dormait à ses pieds. Elle demeura immobile, les yeux grands ouverts dans le noir, les doigts crispés sur le lin froissé ; sa poitrine se gonflait sous sa fine chemise au rythme de sa respiration.
La femme rejeta en arrière ses épaisses boucles sombres et porta sa main libre au pendentif suspendu sur sa gorge : à tâtons, elle suivit le contour en forme de croissant. Elle éprouvait une impression étrange, comme si elle saisissait un écho qu’elle n’avait pas perçu depuis des temps révolus. Une mélopée presque oubliée renaissait au fond de sa mémoire. Elle pouvait presque sentir d’autres mains prendre les siennes, sous l’astre de la nuit ; des rires dansaient autour d’elle, l’un léger et harmonieux, l’autre plus sombre et timbré. Non loin de là, une flûte égrenait des notes cristallines. Des parfums aromatiques montaient des plantes froissées à ses pieds, sauge, thym, ciste… Les rameaux d’un bosquet sacré formaient un dais ajouré et frémissant au-dessus d'elle. À travers les branches, elle distinguait l’éclat lointain des étoiles et la froide clarté de la lune...
La jeune femme secoua la tête. Tout cela appartenait au passé…
Un souvenir.
Un rêve.
Elle s'obligea à clore ses paupières et se laissa retomber sur ses oreillers : demain dès l’aube, une partie de chasse l’attendait. Elle aurait besoin de toute son acuité.
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Véronique Rivat
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Véronique Rivat
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Beatrice Aubeterre
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Senefiance
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