Beatrice Aubeterre Les trois visages de la lune Un étrange voleur

Un étrange voleur

Marie Vacher, honorable concierge d’un immeuble calme et luxueux sur le boulevard Sébastopol, était connue pour son goût obsessionnel du détail. Elle se vantait de porter son métier à son absolue perfection.


Après une longue journée de travail et une discussion de deux bonnes heures avec madame Fragon, une vieille boutiquière des environs, Marie s’était retirée dans sa loge pour se jeter sur sa lecture préférée : un roman-feuilleton publié dans son journal quotidien, dont l’histoire sombre et captivante mettait en scène une frêle héroïne en danger, un héros plein de panache et un ennemi malfaisant qui s’adonnait à la magie noire. Happée par le récit, elle n’avait pas vu le temps passer.


La concierge dévorait les lignes finales quand le bruit d’un pas lourd dans l’escalier attira son attention. Elle lança un regard vers l’œil-de-bœuf au-dessus de la cheminée : déjà minuit douze… Une heure bien tardive quand on devait se lever aux aurores ! Posant son journal sur le guéridon, elle quitta son fauteuil et déverrouilla la porte, pour apercevoir le seul mouton noir parmi les résidents : le jeune monsieur Lépicier, un fils de famille qui menait une vie de patachon. Qui savait où ce godelureau avait traîné ses basques ! Pour une fois, il n’avait pas attendu le petit matin pour rentrer, mais à son allure hésitante, il devait être imbibé d’une généreuse dose d’alcool.


Après son passage, la concierge découvrit un horrible spectacle : des traces de boue maculaient les marches qu'elle avait encaustiquées avec soin l’après-midi même. Par chance, elle avait gardé ses vêtements et son chignon se dressait toujours crânement sur sa tête. Bouillonnante de colère, elle enfila son manteau et empoigna seau, balai, serpillière, chiffon et cire, avant de retourner dans la cage d’escalier pour réparer l’outrage.


Marie mettait la dernière touche à son œuvre quand l'horloge sonna deux heures. La fatigue commençait à alourdir ses paupières et ralentir ses gestes. Un soupir gonfla son ample poitrine. Dès demain, elle s'expliquerait avec madame Lépicier au sujet de son garçon ! Hélas, il n'y avait rien de mieux à attendre de la part d'un étudiant... Les conséquences évidentes d’une vie oisive à ne rien faire de ses dix doigts, au lieu de pratiquer un travail honnête!


Une main appuyée sur son dos douloureux, la concierge se pencha pour soulever son seau et partit vider l’eau sale dans la rue. Elle déverrouilla la porte avec précaution : même si aucun apache ne traînait dans le coin, on n’était jamais trop attentif. Le boulevard paraissait désert, à l’exception d’un fiacre occasionnel. Marie posa le seau et inspira l’air frais de la nuit ; au-delà du relent habituel de fumée, de crottin et d’égouts, une senteur indéfinissable flottait autour d'elle… comme celle qui s'élevait du sol avant la pluie, mais en plus discrète.


Même si les apaches tant redoutés ne se trouvaient nulle part en vue, la concierge éprouvait une vague appréhension, sans cause apparente. Quand elle se retourna, elle heurta le seau qui roula avec fracas et laissa échapper sur les pavés un torrent d’eau boueuse. Un chat effrayé détala en émettant un cri strident. Marie sursauta violemment et regarda autour d’elle, sans rien apercevoir d'inquiétant. Un peu rassurée, elle ramassa le récipient et resserra son châle sur sa poitrine, les yeux levés vers le ciel.


Seules quelques étoiles se montraient ; leur froide lueur se frayait un passage entre des nuées effilochées. Soudain, la pleine lune se découvrit, embrasant de feu blanc les bords déchiquetés des nuages. De longs doigts de lumière pâle caressèrent la pierre des bâtiments ; ils semblaient s’élancer comme des ponts éthérés vers le côté opposé de la rue. Fascinée par l’étrange phénomène, Marie resta le nez en l’air, à contempler cette scène inhabituelle ; elle en oubliait les criminels en goguette et autres dangers potentiels.


Une silhouette apparut sur le toit de l’immeuble juste en face du sien ; elle paraissait vêtue d’un manteau sombre et tenait entre ses bras un fardeau indistinct. Un voleur ? La concierge se frotta les yeux, pour être sûre qu’elle ne rêvait pas : l’individu était toujours présent, clairement visible à la lueur de la lune. Soudain, il s’élança dans le vide…


« Attention ! Vous allez tomber ! »


La voix de Marie déchira le silence de la nuit, mais l’inconnu ne semblait pas l’entendre. La brise arracha son capuchon, libérant une longue chevelure d’argent. Il quitta le bord du toit, mais au lieu de s’écraser au sol, comme l’auraient voulu la logique et les lois de la physique, il prit pied sur la passerelle de lumière…


Cette fois, la pauvre femme oublia toute discrétion et se mit à hurler à pleine gorge.


Tu as aimé ce chapitre ?

27

27 commentaires

Véronique Rivat

-

Il y a 5 ans

Déjà liké et partagé

Mac Leod

-

Il y a 5 ans

Genial

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Merci ! :)

Senefiance

-

Il y a 5 ans

Voici une très belle plume qui écrit à merveille des passages très imagés et intrigants. Bravo!

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Merci ! :)

Alec Krynn

-

Il y a 5 ans

Un chapitre très bien écrit. On a vraiment aucun problème pour s'imaginer les choses 😊

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Merci, c'est gentil ! :)

Caro Handon

-

Il y a 5 ans

Très originale cette arrivée au clair de Lune !! :)

Beatrice Aubeterre

-

Il y a 5 ans

Merci ! :)

Nascana

-

Il y a 5 ans

Voilà la pauvre femme traumatisée à vie. A moins que ça lui fasse un truc à raconter dans tout le quartier. En tout cas, ça doit être effrayant à voir dans un sens, même si très beau.
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.