Fyctia
3. La Tombée des Etoiles
La musique aux accents profonds et intenses répandait des vibrations dans le cœur du jeune homme. Les reflets bleus et violets se réfléchissaient sur les parois boisées et sombres de la petite pièce, et le comptoir s’illuminait faiblement d’une belle lueur azurée et électrique. Dans le fond de la salle, des femmes dont les corps étaient drapés dans l’obscurité dansaient sur une scène de fortune. Depuis l’entrée, Alessandro n’apercevait que leurs cuisses enveloppées dans leurs culottes légères, et leurs visages étaient embués dans l’ombre des chapeaux qu’elles portaient. La baraque commençait lentement mais sûrement à se remplir — minuit approchait — et çà et là, des couples appuyés contre les murs, à l’écart de la foule, s’embrassaient à perdre haleine et s’amusaient à explorer dans le noir leurs courbes encore voilées dans leurs vêtements.
L’atmosphère sulfureuse de la salle respirait une forte odeur d’alcool, et l’arôme du rhum emplissait les narines d’Alessandro autant que les parfums discrets des clientes qui lui lançaient de regards de convoitise et qui se déhanchaient près de lui. L’espoir de le frôler, de le toucher, se glissaient tel un esprit immatériel dans leurs yeux suppliants et entre leurs lèvres voraces. Leurs peaux nues se mouvaient sous lui ; elles courbaient l’échine sous leurs chevelures épaisses, mais Alessandro ne remarquait rien de tout cela, absorbé par la vision onirique de la jolie blonde, à un mètre de lui.
En grande conversation avec le serveur, la jeune femme se détachait nettement des hommes avides et des danseuses frivoles autour d’eux. Une robe bleue, dans un tissu fluide, cachait son corps tout en dévoilant suffisamment sa peau, la naissance de ses seins et ses courbes pour lui permettre de divaguer et d’imaginer la sensation de celles-ci contre son torse et dans ses mains. Une nouvelle musique envahissait l’espace, lente et mélancolique, portée par un timbre féminin clair et profond en même temps. Les boucles blondes d’Amber tombaient en cascade dans son dos, jusqu’au creux de ses reins, et Alessandro se surprit à visualiser leur cambrure sous les coups puissants et violents de son bassin. Amber enroulerait ses doigts autour des siens, et ses deux lèvres roses retiendraient à grand-peine son nom tandis que les tremblements agiteraient tout son corps…
Alessandro inspira bruyamment, les poings serrés. La pression dans son pantalon devenait insupportable, et observer la jeune femme de loin ne réaliserait jamais ses fantasmes ailleurs que dans son esprit, là où gisait les souvenirs d’un passé auquel il ne pouvait constamment effacer. Les fantômes de cette nuit s’avéraient d’une efficacité redoutable, inépuisables, s’invitant dans tous ses rêves et ses désirs. Le seul moyen d’y échapper se trouvait dans la chair des femmes, leur peau salée et crémeuse, leurs lèvres douces et leurs cris de plaisir mêlés de douleur. Ce condensé de sentiments et de sensations manifestés en un son résonnait comme la plus suave mélodie qui soit.
Et un jour, il l’avait entendu ; les notes du violon d’Amber. Une passion déchirante, des larmes de glace et une tristesse incommensurable, tel un florilège de rage et de peine serti d’une rose magnifique aux épines acérées ; voilà l’arme qui avait percé la carapace d’Alessandro, et qui avait su trouver la minuscule fissure qui respirait encore.
Propriétaire d’une maison de disques depuis plusieurs années, Alessandro n’avait jamais entendu une plainte si douce et violente en même temps. La mélodie l’avait enivré dès la première fois ; Amber jouait dehors, à quelques mètres du théâtre. Un attroupement s’était formé autour d’elle, et son violon esquissait les premières notes de La Vie en Rose. Jusqu’alors, Alessandro avait toujours considéré que les instruments tels que le violon et le piano devaient en priorité servir les plus belles compositions classiques — s’abaisser au niveau de la variété, même grande, lui paraissait insensé, mais la jolie blonde lui avait donné tort ce jour-là. Face à sa manière de bouger les doigts et de froncer les sourcils pour mieux se laisser transporter par la mélodie, Alessandro avait définitivement senti quelque chose. Une sensation qui remuait au fond de son estomac, qui le saisissait à la gorge et s’enroulait autour de ses chevilles, le clouant au sol. Une sensation qui ne s’apparentait en rien avec l’affreux démon qui sommeillait dans le gouffre de ses souvenirs.
Dès lors, Amber n’avait plus déserté son esprit, unique refuge quand l’orage de ses cauchemars le tirait en arrière. Lorsque les armées de la colère et de la douleur assiégeaient son cœur et déchiraient son âme, se propageait dans ses veines et exultait leur triomphe en un cri, la pensée d’Amber les terrassait tous. Une lumière dans la tempête. Dès qu’il songeait à elle, les pleurs et les suppliques désespérées qui retentissaient encore de cette nuit-là disparaissaient face à sa radieuse magnificence.
Le serveur qui conversait avec elle depuis tout à l’heure s’éloigna enfin vers un couple tout au fond du pub, probablement pour prendre leurs commandes. Un deuxième barman, un peu plus loin, revint de l’arrière-boutique à cet instant précis et se posta près de la jeune femme, désœuvré. Ce fut, étrangement, ce qui donna une impulsion à Alessandro. La jolie blonde remuait sur son siège ; hors de question qu’elle lui échappe comme elle l’avait fait après la représentation.
Furtivement, Alessandro se leva, et passa une main sur sa veste de tailleur noire, nerveux comme jamais. Pourtant, il conserva une expression impeccablement impassible, avec ses traits tendus et son regard sévère. Il fallait plus que des émotions et une jolie paire de jambes pour ébranler le masque de glace qu’il avait construit ces trente dernières années.
Toutefois, le sourire et les gestes d’Amber l’atteignaient et le désarçonnaient plus que ceux de n’importe quelle autre femme rencontrée au fil de sa vie. Il ne voulait pas seulement la conquérir et la charmer pour une nuit ; il la désirait comme jamais il n’avait désiré une femme. Cette envie violente et puissante de la posséder, son corps, son esprit, ses cuisses, sa poitrine, chaque centimètre d’elle s’enchainait à lui comme il rêvait de le lui faire subir.
Alors que la jeune femme s’apprêtait à saisir son étui à violon, Alessandro arriva à sa hauteur et une bouffée de son parfum de fleurs envahit ses narines, sensuel. L’ambiance lourde lui pesait de plus en plus, et la chaleur languissait son corps d’une manière extatique ; une épaisse brume semblait porter ses mouvements, et lui tourner la tête dans un tourbillon de sensations. Amber secoua la tête, ce qui fit onduler ses longs cheveux blonds. Sans y réfléchir, il l’attrapa doucement par le bras, tel un songe qui risquerait de s’évaporer, et murmura sensuellement, tout contre son oreille :
— Puis-je t’offrir un verre ?
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Sand Canavaggia
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Kalehu
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Camille Jobert
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Lollly
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RedPhoenix
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