Fyctia
Chapitre 6
La question innocente d’Ambre fit l'effet d'une grenade dégoupillée lancée en plein repas de famille. Tous les regards convergèrent vers moi, y compris celui de Samuel, dont les deux émeraudes moqueuses semblaient me défier.
Je sentis un frisson d'agacement mêlé à une pointe d'humiliation me parcourir le dos.
— Au top ? répétai-je avec un sourire forcé. Je ne sais pas si je décrirais exactement les choses comme ça.
Ambre pencha légèrement la tête, visiblement intriguée, son innocence agaçante intacte.
— Pourtant, être pédiatre dans un grand hôpital parisien, ça doit être tellement gratifiant, non ? Voir tous ces enfants qui guérissent...
Mon rire fut sec, presque amer.
— Gratifiant ? Oui, bien sûr, quand ils guérissent. Mais, tu vois, pendant que tu plantes des sapins et que tu distribues des guimauves à des enfants heureux, moi, je passe mes journées à gérer leur souffrance et celle de parents qui vivent probablement les pires moments de leur existence.
Je vis Samuel froncer légèrement les sourcils, mais j'étais lancée. Impossible de faire marche arrière.
— Moi, je ne leur enseigne pas les multiplications, Ambre, je leur explique comment bien mettre leur masque à oxygène. Je ne leur dis pas qu’ils deviendront astronautes ou vétérinaires, je leur explique simplement qu’ils doivent se battre. Se battre fort, avec tout ce qu'ils ont, même quand ça semble inutile, même quand ça fait mal. Parce que oui, la vie est injuste, et je ne leur vends pas du rêve, je leur apprends juste à survivre à un cauchemar.
Un silence pesant tomba sur la table comme une lourde couverture. Ambre ouvrit la bouche, puis la referma sans un mot, gênée.
— Alors, non, conclus-je sèchement. Ce n'est pas exactement « top », comme tu dis.
Je repoussai ma chaise d'un geste brusque, me levant si vite que je fis tomber ma serviette par terre. Je quittai la table sans regarder en arrière, me précipitant dans la pièce adjacente, vers le balcon, pour retrouver un semblant d'air. À l’extérieur, la froideur de la nuit calma immédiatement l'incendie de mes joues.
Mes mains tremblaient légèrement lorsque j'allumai une cigarette, avec la culpabilité familière du médecin qui s’empoisonne elle-même.
— Beau discours, lança une voix familière et profondément irritante derrière moi.
Je fis volte-face, tombant nez-à-nez avec Samuel, qui me regardait avec une expression à mi-chemin entre amusement et irritation.
— Je n'ai pas besoin d'une analyse critique de ma performance dramatique, répondis-je froidement. Le spectacle est terminé, et je n’accepte plus personne en coulisses.
Samuel ignora ma remarque acerbe et s'approcha, appuyant nonchalamment son coude sur la rambarde gelée du balcon.
— Pourquoi es-tu toujours sur la défensive, Emma ? Ça doit être épuisant à la longue.
— C'est toi qui es épuisant, ripostai-je sans réfléchir.
Il éclata d'un rire léger, faisant monter en moi une colère encore plus grande, mais aussi une étrange chaleur que je refusais de reconnaître.
— Tu ne devrais pas en vouloir à Ambre, elle ne cherchait vraiment pas à mal faire, ajouta-t-il sur un ton plus doux.
— Bien sûr, Ambre ne fait jamais rien de mal, répliquai-je, amère. Elle est parfaite en tout.
Samuel haussa les épaules, un sourire légèrement provocateur aux lèvres.
— Serais-tu jalouse ?
— Ce n’est pas à elle que j’en veux, lâchai-je malgré moi. C’est à moi.
Son regard devint plus intense, presque grave.
— Et pourquoi une pédiatre dévouée comme toi s’en voudrait-elle ? demanda-t-il d’une voix plus douce encore.
Je haussai les épaules, troublée.
— Serait-ce un compliment caché sous une montagne d'ironie ?
— Juste un constat honnête, dit-il en s’approchant encore un peu.
Il tendit la main vers moi, demandant silencieusement ma cigarette. Sans réfléchir, je la lui donnai. Il inspira lentement, et lorsqu’il expira la fumée, son regard ne me lâcha pas une seule seconde.
— Tu es bien plus forte que tu ne le penses, murmura-t-il.
— Ah oui ? Et qu'est-ce qui te permet d'être si sûr de toi ? rétorquai-je, tentant de garder une voix assurée malgré le martèlement incontrôlable de mon cœur.
— Parce que tu es une âme blessée, Emma. Ça se lit dans tes yeux. Et pourtant, tu es là, debout, prête à continuer à te battre.
Il leva lentement la main vers mon visage, replaçant une mèche rebelle derrière mon oreille. Son geste doux me donna des frissons électriques le long de la nuque.
— Merci, Dr Freud, mais je n'ai rien pour payer la séance, ironisai-je nerveusement.
Il ignora mon sarcasme, écrasa doucement la cigarette et me regarda profondément.
— Tu vois, tu fuis à nouveau. On ne peut pas cacher éternellement ce que l'on ressent, même derrière un mur en béton.
— C’est justement parce que je ne suis pas ce mur que je m'en veux autant, avouai-je à demi-mot.
— Et moi, reprit-il en approchant son visage dangereusement près du mien, c’est exactement celle-là que je préfère voir : la vraie Emma.
Je perdis tout moyen de réfléchir, mon cœur battant à tout rompre, son souffle chaud frôlant mes lèvres. Sa voix baissa jusqu’à devenir un murmure :
— Garde à l'esprit que personne ici ne veut te blesser.
Mon prénom prononcé si doucement par sa voix rauque me fit frémir. J’allais répondre, mais nous fûmes interrompus par un discret raclement de gorge venant de l’intérieur.
Ambre se tenait dans l’encadrement de la porte-fenêtre, un sourire forcé et gêné aux lèvres.
— Tout va bien, vous deux ? On commençait à s’inquiéter de ne pas vous voir revenir.
Samuel recula légèrement, sans me quitter des yeux, et répondit avec une sérénité déconcertante :
— Tout va bien, Ambre. Emma avait simplement besoin d'un peu d’air.
Le regard que me lança Ambre était indéchiffrable, mais une chose était sûre : la soirée venait de devenir bien plus compliquée que prévu.
29 commentaires
La rêveuse d'encre
-
Il y a 12 jours
MelinaSANYA
-
Il y a 6 jours
Krissa Danos
-
Il y a 14 jours
MelinaSANYA
-
Il y a 6 jours
Sunny NDV
-
Il y a 14 jours
MelinaSANYA
-
Il y a 14 jours
MarwanS
-
Il y a 14 jours
MelinaSANYA
-
Il y a 14 jours