Fyctia
5. C'est la pataugeoire (p3)
— Dure journée ? me demanda-t-il avant de piocher dans la pile de cookies encore tièdes qui trônait sur le comptoir.
— On peut dire ça, oui.
— Pire que le jour où je t’ai annoncé que Pluton n’était plus une planète ?
Je grimaçai à l’évocation de ce souvenir. J’avais huit ans à l’époque et l’injustice de cette décision m’avait complètement abattue, si bien que j’avais refusé de manger pendant des jours, me mettant en grève de la faim et exigeant que la décision soit inversée. Mes parents avaient toléré ce caprice mi-amusés mi-agacés, jusqu’à ce que je comprenne qu’ils n’y pouvaient rien.
Toutefois, en ce qui concernait Hunter et Nora, j’étais plus en colère contre moi-même que contre n’importe qui d’autre.
— Tu n’imagines même pas, soupirai-je.
— Mon père m’examina attentivement. Je devais avoir l’air encore plus perturbée que je le pensais, car il décida de creuser le sujet.
— Des problèmes avec les cours ? Je sais que tes partiels arrivent.
Je reniflai dédaigneusement. Il gèlerait en hiver avant que je n’eusse besoin de m’inquiéter pour mes notes. Je savais que ça pouvait paraître extrêmement prétentieux, mais ce n’était que la stricte vérité. J’avais un don inné pour savoir exactement ce que les professeurs voulaient lire dans mes copies, ce qui m’assurait d’ores et déjà d’avoir mon année haut la main.
— Tu sais qu’avec tous les crédits que j’ai accumulés d’avance, je pourrais ne pas me présenter aux examens et quand même avoir mon année, n’est-ce pas ?
— C’est bien ma fille, ça, répondit-il, fier comme un paon. Si tu es de nouveau major de ta promo, il faudra que tu me dises où tu veux qu’on célèbre ça.
Je ne voyais aucune raison qui m’empêcherait d’être major de promo cette année, si ce n’était la terreur de devoir me coltiner une nouvelle remise des prix. Je souris à mon père :
— Je vote pour… italien. Le nouveau, près de la gare.
— Celui avec les calzones au feu de bois ? Il n’aura pas de mal à avoir mon approbation à moi aussi.
Le silence s’installa entre nous pendant que je sortais ma dernière fournée, me sentais enfin en paix avec moi-même lorsque je contemplai la montagne de cookies que j’avais réussi à sortir en à peine un peu plus d’une heure.
— Tu sais que tu peux tout me dire, n’est-ce pas ? dit-il finalement.
Il était soudain sérieux comme un pape.
— Je ne suis pas toujours très présent, j’en ai conscience, poursuivit-il, mais s’il y a quoi que ce soit qui te préoccupe, je suis là.
Je lui souris, touchée par cette démonstration si inhabituelle de sollicitude paternelle.
— Merci, vraiment. Mais j’ai juste passé une mauvaise journée, j’ai la tête comme une citrouille et j’ai juste hâte d’aller me coucher, je refuse juste d’y aller avant les infos de 20h. Question de principe.
— Je vois, répondit-il, un tic de langage qui ressortait toujours quand il ne savait pas quoi répondre. Alors ne m’attend pas ce soir. Je risque de rentrer tard.
— Un rendez-vous galant ? plaisantai-je.
— Absolument. Avec une quarantaine d’étudiants de l’université de Canton, de surcroît. Dans un amphithéâtre sans doute surchauffé, où nous discuterons de la création des galaxies.
L’université de Canton était l’université ‘rivale’ de Fairmont, même si cette rivalité était un peu faussée par la réalité : Fairmont était bien mieux classée que Canton à tous les niveaux, à l’exception de certaines spécialités obscures en ingénierie. Ils avaient aussi une équipe de natation, qui était loin d’être mauvaise, mais que Fairmont écrasait assez régulièrement lors des compétitions locales.
— Très romantique, commentai-je sur le ton de la discussion. Mais un peu problématique vu ton âge avancé.
— Tu es bien insolente envers ton vieux père, jeune fille, soupira-t-il. Tu sais que je n’ai aucune envie d’y aller.
Je le savais. Les conférences étaient la pire partie de son travail. Mon père s’était fait arnaquer lorsqu’il avait choisi d’être astrophysicien. Il s’imaginait sans doute travailler tout seul, dans son laboratoire, sans jamais avoir à adresser la parole à un autre être humain. La vérité, c’était que quand la majorité des fonds alloués à la recherche étaient des fonds publics, les chercheurs étaient bien obligés de faire des conférences publiques une à deux fois par mois. Mon père détestait ça, la plupart des étudiants présents n’avaient pas plus envie d’être là que lui… pour y avoir déjà assisté deux ou trois fois, c’était une expérience assez douloureuse pour tous les partis présents.
— Je te laisserai des cookies, lui dis-je avant de lui tapoter l’épaule pour le réconforter.
— Sachant que tu en as fait une bonne centaine, j’espère bien qu’ils n’auront pas tous été mangés d’ici quelques heures.
Mon père m’embrassa le front puis quitta la cuisine en direction de la porte d’entrée. J’entendis sa voiture vrombir dans l’allée, le bruit du moteur s’évanouissant rapidement pour laisser place au silence.
J’hésitai à remettre la musique.
En fin de compte, je rangeai tous mes cookies dans des tupperwares avant d’aller m’affaler sur le canapé, devant la télé, pour m’abrutir l’esprit avec la première télé-réalité que je pus trouver.
Une soirée, décidai-je. Une soirée de déprime, et ensuite, je remonte en selle.
Pas question de rester à terre éternellement. Mais, parfois, on avait besoin d’une pause. Et si cette pause signifiait m’impliquer émotionnellement dans Love Island, qu’il en fut ainsi. Qui de Joe, le mec possessif et toxique, ou de Tommy, le dragueur invétéré, Lucy devait-elle choisir ?
Aucune idée, mais la question eut au moins le mérite de m’occuper assez l’esprit pour me faire décrocher de ma réalité.
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Gabrielle H. Davis
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