Fyctia

LONDRES

Deux semaines plus tard

28 septembre 2023

Derrière mes paupières closes, je visualise ce que je veux produire. J’ai vu cette technique sur internet, vivre une action dans sa tête comme s’y on y était permettrait de conditionner le cerveau pour nous aider à atteindre l’objectif souhaité.

Une phrase. Une seule et unique phrase. En l’occurrence c’est ce que je veux plus que tout au monde en ce moment-même.

J’ouvre les yeux et mon espace de travail réapparait devant moi. Mon vieux bureau en bois déniché sur un site de bonnes occasions, je crois en réalité qu’il s’agissait d’une table, mais passons, au moins sa large superficie me permet de m’étaler. Le vernis écaillé sur les bords à force de laisser mes doigts anxieux pianoter dessus. Mon mur d’un blanc maculé. Les cadres photos suspendus dessus, une dizaine de citations destinées à me booster tous les jours. Ma petite lampe à franges qui me sert d’éclairage. Et mon ordinateur, où deux gros yeux semblent avoir poussé sur le haut de l’écran. Ils me fixent, vivement, attendant que je me décide enfin à remplir cette page blanche qui me fait face puis trente-cinq minutes.

Je prends une petite inspiration, redresse les épaules et bombe le torse.

Une phrase Beth, juste une.

Mes doigts vernis d’une belle couleur bordeaux virevoltent au-dessus du clavier, s’en approchent dangereusement et à peine se posent-ils dessus que j’ai la sensation qu’un éclair de foudre vient de s’abattre sur moi, éliminant toutes mes forces et ma résistance.

Je me laisse tomber lourdement en avant. Mon front frappe le plat du bureau. Un couinement fébrile m’échappe.

Ce n’est pas possible d’avoir un syndrome de la page blanche dès la première page si ? Qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu pour mériter ça ?

Des mois bientôt que je travaille sur ce roman. Je connais le début, les rebondissements et la fin, mon plan est proprement rédigé dans l’un de mes carnets d’écriture. Mes fiches personnages sont au claire pourtant, c'est la même rengaine à chaque fois que j’ouvre mon ordinateur, je suis incapable d’écrire. Encore plus maintenant que mon cœur s’est fait faucher. Comment est-ce que je suis supposée écrire une histoire d’amour alors que je viens de me faire larguer ? Pourtant ce n’est pas l’inspiration qui me manque, j’ai des dizaines d’histoires qui dorment dans mon ordinateur mais c’est autre chose, on dirait que la magie ne fait plus effet sur moi.

Je grince des dents et referme mon écran avec brutalité.

Je bondis de ma chaise en entendant la sonnerie de mon téléphone retentir, le cœur battant parce que j’ai l’espoir que ce soit lui.

Mais ce dernier s’envole aussi rapidement que la première brise arrive un matin d’automne. Ce n’est pas Liam…

Mes épaules s’affaissent et je me mords la joue pour ne pas pleurer. J’ai tenu deux jours sans le faire, ça serait bête de gâcher une si belle avancée. Je passe la main sur mon front en soupirant et me laisse retomber dans mon canapé qui me sert accessoirement de lit. Je suis épuisée comme si une tonne de brique venait de s’abattre sur le coin de ma figure.

Deux longues et pénibles semaines viennent de s’écouler et même si j’ai réussi à sortir de mon lit et à reprendre le court d’une existence « normale », dire que je vais bien serais une vaste blague, j’ai l’impression d’être un fantôme errant entre deux univers. Je ne suis pas morte mais pas totalement remplie de vie non plus, je flotte dans un entre-deux sans aucune saveur. Si vous avez vécu une rupture ou même un deuil vous savez exactement de quoi je parle, parce que c’est ce que je suis en train de vivre au fond, le deuil d’une personne qui était très chère à mon cœur. Je l’ai vu s’immiscer petit à petit dans ma vie, gagner mon affection pour ensuite disparaitre du jour au lendemain. S’il avait pu emporter ses souvenirs avec lui, son départ m’aurait semblé nettement moins amer. C’est vrai, au fond, les souvenirs c’est ce qui vous tuent en premier. Savoir que vous avez eu toutes ces belles choses mais que vous ne pourrez plus y goûter, qu’elles sont désormais étouffées comme un cercueil enterré sous terre.

Je me pince l’arête du nez, je suis encore en train de cogiter, ce qu’il ne faut exactement pas que je fasse en ce moment. Je récupère mon téléphone que j’ai envoyé valser dans le coin du canapé et me met à lire mes récents messages :

Margot : Vous êtes dispos ce soir ?

Greg : Qui l’a ajouté au groupe celle-là ?

Jon : Dispo oui mais pas pour voir ta sale tête.

Margot : Fermez-là. Un bowling ça vous dit ?

El : Moi je suis libre !

Greg : T’as cru qu’on avait douze ans ?

El : Ten Bells sinon ?

Margot : Ça me va !

Jon : Bof.

Greg : Bof. Bof.

El : Penelope bosse ce soir ;)

Jon : Merveilleuse idée ce bar ! Je suis partant !

Margot : 9h là-bas ?

Greg : Et les deux amoureux répondent quand ?

Je déglutis.

El : Beth bosse sur son roman. Elle nous rejoindra plus tard.

Greg : Elle est complètement accro.

À suivre...