Fyctia
Chapitre 6
Tandis que Nicolas est sous la douche à l’étage, Céline elle, reste prostrée dans la cuisine. Dans la continuité des étrangetés de son cerveau, elle ressent parfois, de manière complètement aléatoire, une sorte de rage l’envahir. Problème, c’est à retardement. Elle aurait tellement aimé lui planter un couteau de cuisine dans le gosier à cet individu. Celui qui a osé menacer la tranquillité de leur foyer. Elle aurait voulu lui trancher la carotide et répandre son sang sur le plancher du grenier. C’est un peu excessif ? Elle n’en sait rien, elle a du mal à placer le curseur.
Pour l’heure, ses mains tremblent, ça fait dix bonnes minutes qu’elle bouillonne intérieurement en regardant successivement le couteau et le poulet. Elle pense soudainement à Nicolas à la place du poulet. Ça ferait assurément un bon titre dans le journal. Un homme est retrouvé à son domicile avec le visage tailladé, laissant ses deux filles orphelines. Sa femme avoue être l’auteure de ce crime atroce, mais les raisons qui l’ont poussée à passer à l’acte sont encore inconnues à ce jour. Il l’a tout bêtement lâchement délaissée dans les moments les plus critiques de sa vie. C’est un peu extrême ? Probablement, même si encore une fois elle peine à en doser les répercutions.
C’est parti, on plante ses ongles en manque d’entretien dans la chair et on déverse sa haine en plantant la lame dans le poulet. Céline est prise d’un moment de frénésie, elle est incontrôlable, elle plante à une dizaine, une quinzaine, puis une vingtaine de reprises la pointe en métal dans la chair. Elle dézingue la barquette en polystyrène, elle atteint même la mosaïque du plan de travail. Son bras commence à s’alourdir, à s’engourdir, mais elle ne le sent pas, elle recommence, encore et encore. Encore, encore, encore …
Une fois que son état de fureur l’a quittée, elle examine le désastre. Des lamelles de chair un peu de partout, des bouts d’os ça et là, une barquette en mille morceaux. Ça lui prend vingt secondes, peut-être trente, pour réaliser l’ampleur de ce qu’il vient de se passer. Céline a le souffle court, elle s’est épuisée à se délester de son trop-plein d’émotions. C’est ballot, maintenant il faut ramasser et nettoyer.
***
À l’étage, Nicolas sort de la douche en chantonnant La vie en rose, puis il sèche les cheveux et éponge son torse aux courbes appréciées (tant mieux, parce qu’il ne gagnera pas de concours de chant). Ouais, il se regarde dans le miroir et inspecte les angles. Les cheveux poivre et sel, ça fait encore son effet faut croire. En revanche, il va falloir raser cette barbe naissante, on ne voudrait pas ressembler à ces agriculteurs qui finissent seuls à coup de pinard dans leur vieille baraque délabrée. OK, on verra ça plus tard. Lui et la procrastination … Une ambiguïté qui a autant d’éléments à charge (l’amour pour sa petite Charlotte) et à décharge (l’étrange "phénomène" appelé Céline Marnier).
Il jette la serviette mouillée sur le lit, bien entendu du côté de Madame Marnier. De toute façon, il a pris goût au canapé du bas, au cas où, et seulement à l’occasion. Oui parce qu’il a tout juste quarante-six ans, et avec les chantiers en plus, il ne voudrait pas se retrouver à la cinquantaine avec une hernie discale.
Ensuite, il enfile le pyjama en coton couleur bleu nuit, son préféré, et il va une dernière fois admirer son reflet dans la salle d’eau. "Qu’est-ce que c’est moche ces carreaux blanc tacheté !", il faudrait faire des travaux de rénovation dans toute la maison, mais c’est très loin d’être sa préoccupation principale du moment. Nicolas commence à avoir un trou béant dans l’estomac tant la faim le gagne. Il est temps d’éteindre les lumières et de sortir de la chambre.
Avant de descendre, il tend l’oreille, ça se dispute pour une histoire de doudou, puis ça part en fou rire. Bon, visiblement notre Anaïs nationale s’est remise de ses émotions. Il secoue la tête, "j’te jure !" puis descend les marches deux par deux en sifflotant.
Il traverse le salon et il arrive dans la cuisine. Où est Madame Marnier ? Un coup d’œil à gauche, la table et les chaises sont à leur place, mais pas de repas en vue. On regarde à droite, le plan de travail est propre, la mosaïque vert bouteille (hideuse) brille presque un peu trop. Nicolas s’approche pour voir ce qu’il se passe derrière le comptoir, puis il sursaute.
— Oh merde, tu m’as fait peur ! dit-il.
Céline, elle, tient entre ses mains gantées un plat à gratins contenant des pommes de terre un poil trop grillées. Un large sourire, au trait forcé, vient orner sa mâchoire (comme si l’épisode du poulet n’avait jamais existé). Vu la moue de dépit qu’affiche son mari, elle en déduit qu’une fois de plus, c’est raté, que le repas est un véritable repoussoir. "À quoi je sers ici ?".
— C’est si affreux qu’ça ? tente-t-elle, dénuée d’espoir.
— Non, c’est juste que je pensais que tu cuisinerais le poulet que t’as acheté hier.
Afin d’éviter tout accroc, elle préfère esquiver cette conversation piège. Les frissons qui ont assailli son organisme une demi-heure plus tôt sont encore bien présents. Ce serait dommage de redéclencher des tremblements à tendance psychotique.
— Je l’ai jeté, il était périmé, répond-elle en arborant un sourire encore plus exagéré que le précédent (une mimique qu’elle travaille depuis un moment maintenant).
Entre ces dents aux traces évidentes d’un tabagisme actif, ces cheveux tirant plus vers une sorte de paille cassante que vers un blond soyeux et uniforme, et ces vêtements légèrement troués par l’usure, Nicolas se demande encore ce qu’il fout ici. Charlotte ? Oui, sûrement la seule raison qui le pousse à survivre à ce fardeau de tous les jours. Parfois il rêve de se barrer loin, très loin, sa fille sur les épaules. La cadette, bien sûr, l’autre il la laisse volontiers à celle qui fait office de femme.
— T’as un souci peut-être ? se contraint-il à demander devant tant d’exagération.
Malgré sa question pleine de bonne volonté (ou presque), son allure, elle, le trahit. Il est froid, impassible. C’est comme si une porte de prison demandait à un taulard s’il se sent bien dans sa cellule. Assurément pas au top de sa forme morale.
— Et j’entends par là, un souci autre que les reproches qui reviennent en boucle ! ajoute-t-il d’un ton trop calme pour être sécurisant.
Céline ne sait même pas si elle l’entend vraiment à cet instant. Pour sûr, un écho résonne en elle, mais elle n’en capte pas les sons. Tenant toujours le plat entre ses mains, elle le fixe sans vraiment le voir. En somme elle l’écoute sans l’entendre et elle le regarde sans le voir. Peut-être est-ce dû à cette cassure irréparable, ou peut-être que la cause vient du grenier. Oui, car elle entend à nouveau le plancher qui grince là-haut. Et même si c’est le fruit de son imagination, ça la tétanise.
Les tremblements reprennent de plus belle. Au loin, une voix … Céline, Céline …
Un voile opaque devant les yeux, et Céline s’éteint tel un trou noir.
83 commentaires
Koryn Bay
-
Il y a 2 ans
Kalehu
-
Il y a 2 ans
Véronique Rivat
-
Il y a 2 ans
Jay H.
-
Il y a 2 ans
MélineDarsck
-
Il y a 2 ans
Jay H.
-
Il y a 2 ans
petitemr
-
Il y a 2 ans
Jay H.
-
Il y a 2 ans
petitemr
-
Il y a 2 ans
Merixel
-
Il y a 2 ans